Mme Micha
- Mélanie
- 17 sept. 2015
- 4 min de lecture

Je suis rentrée sur le coup de 7H30 du matin et Yasuke m’attendait. Enfin, il dormait surtout paisiblement mais est venu très vite se faufiler entre mes jambes. J’ai acheté des croissants pour moi et un petit sachet de Sheba gourmet pour lui. L’avantage à Paris c’est qu’à 7 heures du mat’ on peut trouver tout ce qu’on veut.
La nuit a été longue. Le club n’était pas plein et du coup peu d’invitations au bar. J’ai fait mon show de Betty Boop, en plus déshabillée bien sûr. Je l’ai fait six fois cette nuit dont une fois en nu intégral en cabine privée.
Je travaille ici depuis dix mois, depuis que tout a basculé. C’est un club de striptease sur Pigalle. Mme Micha, comme on doit l’appeler, m’a sélectionnée car je la cite « les hommes aiment se taper des filles communes ! ». J’ai largement argumenté pendant cet entretien plutôt pas banal pour expliquer que je faisais cela pour payer mes études. Mme Micha m’a dit qu’ici il n’y avait que des filles comme moi, des étudiantes fauchées ou alors des mamans solos en galère.
J’ai vu des dizaines de reportages sur la prostitution étudiante et m’étais toujours jurée, assise sur mon canapé, bien au chaud, que ça ne pourrait pas m’arriver. Mais ça c’était la Lisa d’avant, la petite fille aux yeux noisettes et au tendre sourire. Maintenant mes yeux peuvent être bleus, verts ou bruns et mes cheveux peuvent être cachés sous des perruques diverses.
Aujourd’hui c’est une autre Lisa, mon alter ego, capable de faire ce que je pense. Je passe mon temps à jouer le personnage que l’on m’a demandé d’être depuis mon enfance. Sauf que plusieurs personnes ont faussé le jeu et m’ont trop considérée comme un personnage de second plan. Aujourd’hui je tiens le rôle principal et c’est moi qui fixe les règles du jeu.
Je poursuis mon entreprise depuis que je sais à quel point l’être humain est inhumain. Mon seul credo est : « la vengeance est un plat qui se mange froid ». Cela fait bientôt dix ans que je sais que je ne serais plus jamais la même et à peu près un an que j’ai mis mon plan à exécution.
Travailler dans ce club et me vendre fait partie du plan. Je ne prends aucun plaisir à faire cela mais j’ai besoin d’argent frais et vite. Pour garder mon autre vie secrète, celle avec mon Wakizashi, je dois cultiver mon jardin secret et cela coute cher en imagination et en préparation, sans compter ma protection pour un futur proche.
Au-delà de l’argent, ma seule arme reste mon 90 B et mes fesses galbées, mon corps élancé et ma malice pour me glisser dans les lits de tous ceux qui me servent d’appât pour mieux arriver à mon but.
Travailler en club me rapporte environ 1000 euros la soirée sans compter les pourboires glissés au plus près de ma chair. Mme Micha n’a qu’une règle d’or : pas d’actes sexuels dans l’établissement, juste du charme. Pour ce qui est du reste, elle ne veut rien savoir.
Au club, on ne se fait pas de copines ; en tout cas on ne vient pas pour ça. On se fait des « relations professionnelles ». Les autres filles sont comme moi, elles font ça pour le fric donc on vient faire notre boulot et on repart. Moi en plus je suis ce qu’on appelle « une extra », autrement dit une fille qui en remplace une autre quand elle est malade ou encore en renfort quand il va y avoir du monde au club. Par contre, j’ai dealé avec Mme Micha que je voulais faire au moins une soirée par mois pour être sûre d’avoir mon cash régulièrement.
Maddie est vraiment celle pour laquelle j’ai le plus d’affection. Elle a 19 ans et n’est ni étudiante, ni maman solo. Non, elle, elle est là parce que sa mère l’a mise à la porte il y a trois ans après qu’elle ait fait sa quatrième fugue et depuis elle va de ville en ville et de petits boulots en petits boulots, juste pour survivre. Je ne la protège officiellement mais veille de long sur elle et rassurez-vous s’il lui arrive quoi que ce soit, je serai là.
Hier soir, c’est Maddie qui m’a aidée à lacer ma guêpière de soir noire et rouge. Et je l’ai aidée à enfiler sa perruque blonde à la Maryline. Elle n’a pas beaucoup d’argent et souvent je lui prête mes fringues, mes accessoires et des clients. Et puis elle bosse dans trois clubs différents et me donne souvent des bons plans pour faire un show en Province.
Ce matin, en rentrant je suis épuisée. Je défais mes bas sans ménagement. Je ne les porte toujours qu’une fois quand j’en mets en club. Tant de mains les ont touchés que je me refuse à les enfiler à nouveau. Ils sont à usage unique ; eux aussi.
Après un bon bain, Yasuke et moi, comme je lui avais promis, on se met dans le lit, télé allumée et chaine d’infos en boucle.
Notre séance de caresses et de ronronnements se terminera par une longue sieste et un réveil vers 15h. Première image qui arrive jusqu’à moi, des bateaux de fortune avec des migrants à bord, femmes, hommes, enfants, des jeunes, des vieux, qui encore une fois, comme des milliers d’autres, ont, comme disent les médias « tenté l’aventure de l’Europe ».
Cela fait des mois que des images similaires sont retransmises à la télé. Tantôt en Italie, tantôt en Grèce, on assiste aux mêmes scènes. En ce mois de juillet 2015, l’actualité ce n’est pas les migrants mais le pays berceau de Socrate et de la démocratie qui est en faillite. Le premier ministre grec ne cesse de faire des allers-retours à Bruxelles pour s’enquérir d’un nouveau plan d’aide. Pour l’instant les migrants sont relégués au second plan mais jusqu’ quand ?
Il fait chaud en cette après-midi avec le soleil qui brule les sous pentes de l’appartement. Yasuke ne veut pas sortir non plus malgré la baie vitrée grande ouverte qui pourrait le conduire sur son terrain de jeu préféré.
Nous décidons donc de rester au chaud chez nous. J’enfile mes chaussons les plus hideux et je m’allonge sur la couette avec mon ordinateur. Il est temps de prendre quelques nouvelles de la presse régionale près d’Orcières pour savoir les suites de ce mystérieux crime dans un hammam.