Défaillir ...
Comme demandé, j’ai astiqué du mieux que je pouvais le sol immaculé de l’ensemble du Bloc 3. La nuit est aussi calme que mon corps et mon cœur sont agités. Claire est venue me voir à trois reprises pour savoir si tout allait bien. Je n’ai eu aucune difficulté à faire croire jusque-là que je suis élève aide-soignante.
J’ai la boule au ventre de penser que Claire pourrait me demander de faire une piqûre ou quelque soin que ce soit sur qui ce soit. J’ai étudié pendant des semaines avant de venir ici les livres de cours de l’aide-soignante pour apprendre à faire quelques petits gestes. Mais cela ne fait pas de moi une professionnelle. Loin de là. Je me suis même exercé à la maison en regardant des vidéos sur Internet sur comment faire une toilette sur une personne alitée ou encore connaitre la classe des médicaments, sans que l’aide-soignante n’ait le droit de les préparer mais juste de les administrer. J’ai même vu une vidéo sur l’importance de l’aide- soignante de vérifier la pompe à morphine.
Je ne me sens pas prête à passer à la réalité s’il faut que cette nuit Claire me demande de faire quoi que ce soit. La voilà qui s’approche. Je regarde la montre accrochée à ma blouse… Il est 2H04
« Coucou Anne. Ça va ? Tu t’en sors ? Tu as pu aller voir la liste des produits dans la réserve et recopier le protocole ?
Oui merci beaucoup Claire. Je comprends mieux qu’en effet il y a une différence entre les cours qu’on a à l’école et ce qu’il se passe en réalité.
Tu n’avais pas vu cela pendant tes autres stages ?
Bah vous savez j’étais dans des grands hôpitaux parisiens où il y avait beaucoup moins de temps à consacrer aux étudiants. Alors je nettoyais, je faisais la toilette aux patients mais j’étais plus une aide pour un temps que quelqu’un à qui on apprend des choses.
Je comprends oui.
Et puis la psychiatrie a ses règles aussi je pense. Je ne crois pas que l’on fasse la même chose que dans un hôpital qui n’a pas cette spécialité. Ici il y a des codes car parfois il faut protéger les malades de leur environnement et donc je pense que les soignants doivent avoir l’œil d’autant plus aiguisé pour éviter tout accident contre soi et les autres. Je n’ai jamais vu de chambre ici mais j’imagine qu’il y a le strict minimum dans chacune d’entre elle.
Oui c’est vrai. Tu as tout à fait raison. Bonne analyse. Je te sens curieuse de voir à quoi ça ressemble alors allons-y
Super.
Et surtout n’hésite pas à me poser des questions. On est que toutes les deux et la nuit est calme donc on peut prendre notre temps.
Merci beaucoup. »
Nous voilà parties toutes les deux arpentant le couloir. Claire m’explique que le Bloc 3 est un service tout particulier où peu de monde aime travailler. Tout simplement parce que soit c’est calme comme aujourd’hui soit c’est un bazar inénarrable. Dans tous les cas, ici la pression est constante. Bien sûr dans tous les hôpitaux cela est valable mais en psychiatrie les situations peuvent évoluer très vite. Il faut savoir garder son calme et aussi parfois user de sa force.
Je crains donc cette nuit d’être démasquée par ma collègue d’un soir qui devrait vite se rendre compte de mes incompétences. En attendant nous marchons toutes les deux dans le couloir.
Le rituel est à chaque fois le même. D’abord, regarder dans le judas de la porte pour vérifier que le patient est bien sur son lit. Claire me montre : en effet, de visu, on voit dans le judas le lit en face de nous et on peut constater dès lors que la personne est bien présente. Ensuite, on tourne la clé dans la porte et on rentre. Lorsque l’on est deux, toujours l’une derrière l’autre. Au cas où si le patient se lève, le premier doit protéger celui qui est dernier qui, lui, doit donner l’alerte au cas où. Ensuite, on doit s’approcher du lit et vérifier le pouls du patient.
Chaque chambre est identique. Une armoire, deux étagères, une table de chever, un bureau et une chaise. Les sanitaires sont à l’extérieur obligeant les patients à demander aux soignants ce qui permet aussi des rites de socialisation avec l’extérieur de la chambre. Claire m’explique qu’ici l’hôpital met beaucoup de choses en place pour que les patients puissent sortir de leur chambre et accéder à des activités communes. Il y a un nombre croissant de femmes dans cette partie de l’hôpital et aussi des patients plus jeunes.
On compte 24 chambres dans ce bloc qui sont numérotés ainsi, 301, 302 etc. Je suis attentive à chaque geste que fait Claire afin de pouvoir évaluer au mieux mon action le moment venu. Nous avons déjà fait 14 chambres quand Claire me dit tout bas que nous allons rentrer dans la chambre d’une patiente qu’elle apprécie beaucoup.
« Elle s’appelle Pauline. Elle a eu une vie difficile. Il y a deux mois elle était encore au Bloc B car elle avait à plusieurs reprises intenté à sa vie. Et puis un jour sans comprendre pourquoi lors du déjeuner dans la salle commune elle a enfoncé avec violence sa fourchette dans la main de voisine.
Vraiment sans raison ? et pourquoi cette patiente vous émeut plus qu’une autre ?
Elle a été mariée à un salaud. Un de ceux qui par devant sont les notables et par derrière sont les pires pervers. Il violait et battait sa fille depuis des années. Pauline n’a rien vu ou n’a rien voulu voir selon ce que chacun en pense et un jour la petite s’est pendue dans le grenier de la maison.
Mais c’est horrible
Oui comme tu dis. Elle a fait des années de prison. Je ne sais plus combien. Et puis un jour, certainement de désespoir, elle s’est immolée sur la tombe de sa fille. Elle a des séquelles sur les mains et les cuisses. Depuis elle est internée en clinique.
C’est triste cette histoire
Oui et pourtant c’est une femme adorable. Parfois les médicaments lui font parler de sa fille, elle devient très lucide. Elle a en elle le poids de la responsabilité et de la culpabilité. Elle a toujours dit qu’elle était coupable, au juge d’abord, à sa famille ensuite et aujourd’hui à nous, aux soignants. Mais on sent que sa fille c’était tout pour elle. Elle pleure souvent par tristesse. On sent que les médicaments l’apaisent mais que cette tristesse ne la quitte pas. Elle l’aimait sa fille. Aujourd’hui elle est folle de ne pas l’avoir protégé.
Mais pourquoi est-ce qu’elle ne l’a pas protégé sa fille. Elle aussi était battue par son mari ?
Non c’est ce qu’il lui a valu sûrement ces années de prison. Elle aurait pu et dû la protéger. C’est une femme intelligente. La prison l’a détruite. Mais tu sais, je pense que c’est une femme qui était sous influence. De qui, de quoi je ne sais pas mais elle semble souvent apeurée. Elle a peur. D’ailleurs quand elle fait des crises de panique, elle hurle dans sa chambre « Je te hais. Je te tuerais. Tu m’as trahie. Tu vas mourir fille du diable »
Mais de qui parle-t-elle ? Ou est ce qu’elle se parle à elle-même ?
On ne sait pas. Le psychiatre pense qu’elle vit avec un lourd secret. En tout cas, elle souffre et cela se voit. Les médicaments affectent le système nerveux mais rien n’enlève la tristesse des cœurs. Et Pauline, mon Dieu, ses yeux ne renvoient que de la tristesse. J’ai beaucoup d’affection pour elle. Perdre un enfant doit être terrible. Elle a payé par la justice des hommes. Elle n’a jamais nié ses erreurs. Elle mérite une vie paisible et douce. Je sais ce que c’est de vivre avec un homme violent et de devoir se taire …. »
Claire m’en parle avec de l’émotion dans la voix. On sent que la vie de Pauline est ici un sujet de conversation. Claire semble affectée par le sort réservé à Pauline. On s’approche de son lit et on découvre une Pauline paisible, presque souriante. Je regarde attentivement son cou pour savoir où la lame que je caresse sur ma cuisse se posera dans quelques heures.
Claire me prend la main et me montre le bureau. J’y découvre un cadre doré où trône une photo d’Elisa, environ huit ans, sur sa bicyclette rouge, dans le jardin à Vinassan.
Je me prends la tête entre les mains pour retenir mon trouble et mes larmes. Je suis dévastée de voir Elisa, là, en face de moi, sur le vélo que papa lui avait offert, dans le jardin de nos vacances d’enfance. Je suis horrifiée, bouleversée, décontenancée.
Elisa, ma Elisa … te voir là dans la chambre de ta mère. Tu es si belle, tu es si pure, tu es si petite … Comment …. , comment est-ce possible de t’avoir perdue ainsi ? Te voir là, sur un bureau, dans une chambre aussi austère, aussi inhumaine … Pauline si près de toi maintenant … si près de moi… si près de toi et moi … si près de ma lame …
Je sors en courant … Je vomis sur le sol dans le couloir près de la cellule d’à côté … Je ne me retourne pas pour ne pas croiser le regard de Claire… Je suis en pleurs … Je suis agenouillée, tordue en deux, sur le sol jusque-là immaculé que je venais de nettoyer.
Je me sens mourir … mourir de chagrin, mourir d’amour, mourir de honte, mourir de haine …
Triste à en mourir