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Aphasie



Tout est prêt. Yasuke est prêt. Je suis prête. Toujours le même rituel, pour la dernière fois.


Lui faire une caresse, l’embrasser dans le cou, lui dire que je l’aime et que je reviens vite. Il y a trois jours déjà il a passé la nuit seul. Il a fallu que je retourne à Toulouse, sous les étoiles de la ville Rose, récupérer mon sabre que j’avais enfoui près du grand peuplier. Pour des raisons de sécurité je n’ai pas pu reprendre l’avion avec mon couteau et je suis donc rentrée en train au petit matin.


Yasuke va devoir supporter quelques petites turbulences les quelques jours qu’ils nous restent mais le principal est que l’on reste ensemble, que rien ni personne ne nous séparent. Je ne pourrais pas supporter sa perte. Il est mon seul confident, mon seul ami. Celui qui sait tout, celui a tout entendu, celui à qui j’ai lu chaque ligne de mon carnet de notes.


Il a assisté à ma transformation : être étudiante pour devenir tueuse en série. Il a vu mes tenues, mes mises en scène, mes armes. Il était allongé près de moi quand agenouillée près de la baignoire, les mains dans l’eau de lessive, je frottais mes vêtements et sous-vêtements ensanglantés par l’une de mes victimes.


Yasuke est mon ami et des amis on les compte souvent sur les doigts d’une main. Certains diraient qu’un chat reste un chat et qu’en aucun cas il ne peut être considéré comme un ami et pourtant il n y a que lui qui me comprenne, qui ne me juge pas, qui m’écoute. Je n’ai pas choisi d’humain comme ami car les humains ne sont pas mes amis. Ils ne sont que mes congénères : cruels et sauvages. Ils n’ont quitté que leur enveloppe animale pour se modeler en une figure humaine. Mais si la morale le leur permettait, ils joueraient encore à se sauter à la gorge.


Yasuke sera le seul qui partagera mes derniers instants. C’est avec lui que ma vraie vie a commencé, c’est avec lui qu’elle finira. La chaleur de son museau, la douceur de ses poils, son regard mystérieux et amoureux seront toujours à mes côtés. Lui aussi, comme moi, devra renaitre, refleurir sous d’autres cieux, tel un cerisier japonais qui aux racines rongées, redeviendra superbe à la belle saison.


Nous partirons, lui et moi, plongés dans un même regard de désespoir de quitter notre vie, nos amours, notre maison.


Je suis dans le métro, ligne 14, pour aller vers mon destin. Ce vendredi 13 restera une journée mémorable, comme elle me l’a dit il y a peu. Je suis un peu tendue voire complètement paniquée l’idée de la voir encore une fois, une dernière fois. J’ai dans mon sac tout ce qu’il me faut pour mener à bien ma mission. Tout est écrit encore une fois dans mon carnet pour que je n’oublie rien, pour que cette dernière mission soit la plus belle, la plus symbolique.


La gare Saint Lazare vit comme au petit matin d’un jour de semaine à 7H30. Il y a ceux qui arrivent de banlieue ou de Normandie et qui filent vers les bouches de métro. Bouche de métro… oui le mot « bouche » convient tout à fait…. On est happé par le métro comme une paille dans un sirop d’orangeade.


Et puis il y a ceux comme moi qui pour un jour ou pour plusieurs, quittent la capitale pour se rendre vers des cieux plus venteux, plus pluvieux en terres normandes. Dans le train de 7H53, il n y a pas grand monde et je peux à souhait étaler mes grandes jambes sur la banquette d’en face. Je reste pensive, regardant le paysage qui défile devant moi, me disant que c’est la dernière fois que je fais ce voyage.


J’ai choisi Etretat comme le décor de ma dernière scène pour la pièce de théâtre que j’écris depuis des mois maintenant. Si pour Pauline, j’ai eu des hésitations, ici je n’en ai pas. J’attends ce moment qui sera sans aucun doute celui de la libération. Etretat est connu par les touristes du monde entier. Monet l’a immortalisé et Arsène Lupin a vécu ses aventures au creux de l’Aiguille Creuse. Au-delà des légendes, Etretat est sans conteste le plus beau des paysages qu’il m’ait été donné de voir. J’aime Etretat comme j’aime



Tu sais ce que ça veut dire Etretat : le bout de la voie … là où le chemin s’arrête. Mais pourquoi me dis-tu cela ?

Parce que c’est ici que ton chemin s’arrête ?

Je ne crois pas ma puce. La voiture est garée bien loin. Il nous reste de la marche encore.

Tu ne comprends pas …

Comprendre quoi ?

Tu ne comprends pas ?

Mais comprendre quoi ?

Comprendre quoi ?

Marchons un peu jusqu’à la chapelle de Notre Dame de la Garde …

Oui cet endroit est si magnifique. Tu te souviens que nous venions quand tu étais petite ?

Oui je m’en souviens. Il y a dans cette chapelle toute l’histoire des marins d’ici, avec leur lot malheurs. Je me souviens que papa m’avait raconté que l’édifice avait été entièrement reconstruit après la guerre par les marins qui, à dos d’homme, ont ramené chaque pierre et chaque matériau.

Quelle mémoire ! Oui en effet, cette chapelle montre combien les hommes, lorsqu’ils se rassemblent peuvent faire des choses sublimes.

Sublime. Oui ... cet endroit est sublime. Cette chapelle symbolise aussi le lieu où le chemin qui s’arrête. Etretat …


En ce vendredi après-midi, par le mauvais temps du mois de novembre, point de hordes de touristes comme en été. Nous sommes seules toutes les deux, silencieuses, assises sur les bancs de pierre devant la chapelle. D’ici nous dominons la mer, la ville et même l’impression de dominer le monde. Au-delà de la mer, il y a l’immensité du monde ; d’abord nos amis anglo-saxons et puis plus loin les terres australes.


  • Je vais mettre mes gants. J’ai un peu froid aux mains, dit la tueuse en moi qui ne veut laisser aucune trace.

  • Oui j’ai oublié les mains moi. Je ne pensais pas que le vent serait aussi cinglant au bord de la mer. A la maison, il n’y avait pas autant de vent. Ni à Rouen d’ailleurs. Tu es heureuse du choix de ta robe ?

  • Oh oui. Elle va m’aller à ravir. Je ferais juste quelques points de couture à la maison sous la poitrine.

  • Oui tu vas être magnifique et nous sommes heureux d’être à tes côtés pour ce moment de fête.

  • Je vais te dire quelque chose qui ne va pas te plaire…

  • Quoi donc ?

  • Tu ne viendras pas cette semaine à la cérémonie

  • Comment ça ?

  • Papa et Emma non plus

  • Mais pourquoi ? c’est annulé ?

  • Non pas du tout. Tous les autres parents y seront … sauf vous.

  • Et pourquoi ?

  • Parce que je n’y serais pas non plus.

  • Attends Lisa. Tu détraques ou quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? tu as peur d’y aller ? qu’est-ce qu’il se passe ? Bien sûr que tu vas y‘aller ! et tu vas porter la magnifique robe que tu as acheté ce matin.

  • Non je suis désolée mais je n’y serais pas.

  • Explique-moi parce que là je suis un peu perdue. A 11 heures tu achètes une robe pour y aller et maintenant tu ne veux plus y’aller !

  • Mais tout ça c’est à cause de toi. C’est à cause de toi que je n’y vais pas.

  • Comment ça ? A cause de moi ? Enfin Lisa, explique-toi !

  • Tu vas vite comprendre. Tu vas devoir payer le mal que tu m’as fait …

  • Pardon ? Répète ?

  • Tu as très bien compris. Tu n’iras pas à cette cérémonie qui marquera pour tous les étudiants le passage à une nouvelle vie … pour la plupart, une vie vers des horizons d’une vie professionnelle épanouie et heureuse, dans des grandes maisons de couture ou pour des artistes de tout ordre.

  • Mais quel est le rapport avec moi ? et pourquoi est-ce que toi tu n’y seras pas à la cérémonie ?

  • Je n’y serais pas car je serais recherchée par la police et que je serai loin, très loin, trop loin pour qu’ils viennent me chercher.

  • La police ??? oh mon Dieu Lisa mais qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’as-tu fait ?

  • J’ai tué 4 personnes, bientôt cinq…

  • Quoi ? oh mon Dieu Lisa. Lisa, crie t’elle

  • Tais-toi … fais comme d’habitude, comme tu sais si bien faire… Tais-toi ! J’en ai tué bien d’autres par des couteaux symboliques en ayant tué leur proche. Des enfants pleurent leur mère à cause de moi, des frères et sœurs se répandent en larmes à cause de mes lacérations sanglantes.

  • Lisa, Lisa. Mais … Oh mon Dieu, mon Dieu… Lisa qu’est-ce qu’il se passe ? me dit-elle en sanglots regardant la mer au loin

  • Je ne suis que ta créature … regarde moi

  • Non

  • REGARDE-MOI ! Je ne suis que ta créature. Je suis l’enfant d’un monstre.

  • Mais … mais … balbutie-t-elle. Je t’en prie Lisa. Arrête ! Dis-moi la vérité !

  • Mais c’est la vérité, dis-je plus calmement. Je suis l’enfant d’un monstre. Toi ! Tu es un monstre.

  • Un monstre mais enfin … Lisa

  • Tais-toi. REGARDE-MOI ! REGARDE-MOI !

  • Oui … me dit-elle dans un souffle en me regardant enfin

  • Je suis un monstre comme toi. Ne baisse pas le regard. Jamais envers moi. Ecoute moi bien … tu n’iras pas à la cérémonie pour la simple et bonne raison que tu seras sous terre. Enfin au mieux tu seras déjà sous terre. Au pire, tu ne seras qu’un cadavre comme tant d’autres qui se sont échoués au pied de la falaise. Tu ne …

  • Mais Lisa, crie-t-elle en se relevant du banc. LISA, LISA, je t’en supplie, je t’en supplie tais- toi

  • Me taire … me taire … ! c’est ça que tu me demandes ? me taire ? Mais cela fait des années que je me tais… que je me tais parce qu’à cause de toi le silence est devenu la plaie de notre famille. Le silence et le secret …

  • Mais ARRETE LISA… ARRETE tu es devenue FOLLE. DIS MOI que tu as tué personne… je t’en SUPPLIE Lisa… Je t’en SUPPLIE

  • TAIS TOI ! RASSIS TOI !

  • Non je veux partir d’ici, je t’en SUPPLIE

  • Partir ? Ah mais ne t’inquiète pas tu vas partir. On va partir même. Mais en attendant RASSIS TOI IMMEDIATEMENT !

  • Non allons-nous-en »


Je la prends par le bras, la tire violemment et la fais rasseoir sur le banc. Elle semble effarée de la force que j’emploie envers elle et se rassois lentement comme prostrée sur le banc. Elle tremble, peut-être de froid, sûrement de peur. Elle a raison d’avoir peur … moi aussi je vais avoir peur avant de mourir.


« Tu as tout décidé jusqu’ici. Tu as décidé de ma vie, de celle de Papa, d’Emma, de Pauline, d’Elisa. Tu as toujours su manipulé les autres et ton silence durant toutes ces années prouvent là encore combien tu es manipulatrice. Aujourd’hui tu ne vas pas décider. Je vais décider à ta place et je préfère te le dire tout de suite… ça va être un poil douloureux, lui dis-je en esquissant mon plus beau sourire.

  • Mais …

  • Oui tu as quelque chose à ajouter pour ta défense ?

  • Mais …

  • Ah oui c’est bien ce qu’il me semblait … tu n’as rien à dire…

  • Je vais prendre quelques minutes pour t’expliquer. Tu vas écouter … écoute bien la fable que je vais te raconter. Tu en es l’actrice principale. Ce n’est pas tous les jours qu’on joue les héroïnes.

  • Je … je … Lisa … Lisaaaaa …

  • Chuuut … Tais-toi ordure. Tais-toi ….

  • C’est l’histoire d’une jeune femme paumée qui vit à la campagne en pays de Bray. Un soir de juin, pendant un bal, elle rencontre l’homme qui va devenir son mari et le père de ses deux filles. C’est un jeune homme sans histoire, plutôt bien né, qui ne souhaite que le bonheur de sa jeune épouse. Fille d’agriculteur elle n’aspire qu’à une chose, quitter la ferme familiale pour devenir une maitresse de maison. Leur nid amoureux sera à RY. C’est ici que leur fille unique fera ses premiers pas, qu’elle aura ses premiers éclats de rire, qu’elle découvrira bébé le Père Noël… bref qu’elle grandira se sentant aimée et aimante. Cette petite fille unique est un cadeau du ciel comme lui dit souvent sa maman. Un cadeau du ciel … Cette petite famille est heureuse, une vie sans nuage ou ombre… une vie paisible. Ils ne donneront pas de l’amour qu’à une petite fille mais à deux, à celle qui n’est pas la leur mais qui s’installe souvent dans leur vie. Elle s’appelle Elisa cette autre petite fille. Elisa… un peu comme Lisa au final… est-ce un hasard … ? Lisa et Elisa sont inséparables. Elles s’aiment. Elles s’aiment d’un amour fraternel. Ça va ? Je raconte bien les histoires ?

  • Mais …

  • Quoi mais ?… attends, tais-toi … écoute donc la suite, ton personnage arrive à grand pas …

  • Mais …

  • Chuuut … ! Un soir Elisa se pend sous les combles de son grenier. Le 22 mars 2005. Le 22 mars 2005 où tout a basculé. C’est le 22 mars 2005 que moi Lisa, je n’ai plus été Lisa. Je ne suis devenue que l’ombre de toi-même que l’ombre du monstre que tu étais. Aimant comme toi, l’odeur du sang, l’odeur de la mort.

  • Mais LISA… je t’en SUPPLIE ARRETE ! Pourquoi parles-tu de tout cela ? Mais Lisa, reprends-toi ! Tu … mais tu es folle… Arrête je t’en supplie ARRETE !

  • Ne t’inquiète pas … c’est bientôt fini.

  • Je suis devenue une autre Lisa, m’appelant parfois Anne ou Julie. Mais je n’ai tué que pour assouvir mes fantasmes et faire de mes victimes des proies symboliques des violences du monde. A chaque fois qu’une goutte de sang coulait, je pensais au plaisir de voir le tien couler entre mes …. »


Elle se lève d’un bond et court, court à en perdre haleine. Sa longue écharpe se détache de son cou et tombe sur l’herbe, se prenant dans ses pieds pour finalement la faire tomber. Je me jette sur elle à terre, je fonds sur ma proie en haleine, devenue blême et blafarde. Assise sur elle, face à elle, je lui maintiens les mains derrière la tête et par le poids de mon corps à califourchon, elle ne peut pas bouger les jambes. Elle me regarde et pleure, s’agonisant presque. De mon long manteau en laine, je sors de la poche intérieure, mon objet de désir. Elle ne peut parler car elle s’étouffe dans ses pleurs et sa salive mais me regarde les yeux écarquillés. Je remets le couteau dans ma poche et place mon majeur sur ma bouche en lui signifiant un « chuuut ». De la poche extérieure de mon manteau, je prends mon bandeau noir et lui ligote les mains. Elle est apeurée … elle pleure… s’étouffe, pleure et s’étouffe….


« Chuuut … Laisse-moi te regarder souffrir … Oui regarde-moi … je veux voir la peur dans tes yeux… »


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