(Franche ?) camaraderie

Lundi,

8 heures

Une nouvelle semaine commence pour beaucoup d’entre nous. Il fait un temps magnifique sur la France entière. Je marche autour du quartier de la Salpêtrière et retrouve Solène au café pour partager un petit déjeuner.

Solène est une étudiante de troisième année à l’IFM. Les futurs gradés comme moi, pendant leur cinquième année, sont chargés de cours pour les troisièmes années. Et Solène est une des étudiantes que je suis pour son travail de mémoire. Elle souhaite travailler sur les costumes pour enfants de la période 1900- 1950. Elle a appris que j’avais soutenu l’année dernière sur l’histoire de la mode à la Belle Epoque et est donc naturellement venue me voir pour que je puisse l’aider.

Nous sommes au mois de juillet et elle doit rendre son mémoire pour début septembre. Mais les vacances d’été approchent et l’Institut ferme ses portes samedi. Donc je voulais la voir avant ces deux mois où elle va devoir finaliser l’écriture. Solène est une jeune femme très appliquée et je ne me fais aucun souci pour elle. Mais elle angoisse beaucoup et cela la rassure que je lui donne quelques petits conseils, sur les normes biblios ou sur les citations obligatoirement en italiques. D’ailleurs, je lui conseille vivement une super expo aux Invalides sur les costumes militaires où elle trouvera de merveilleux exemplaires de costumes d’enfants, ce qui pourra enrichir sa troisième partie.

On se quitte en se promettant de s’appeler début août pour faire un point.

La matinée se déroule comme une journée de fac normale : longue et passive.

Je n’ai pas l’habitude de fréquenter les restos du quartier de l’école mais ce midi je fais l’effort d’aller déjeuner avec mes amis « du quotidien ».

Chez Kyomi, les patrons sont particulièrement chaleureux et la politesse japonaise fait de nous des clients qui se sentent choyés. C’est moi qui leur ai donné l’adresse parce qu’Axel aimait la fraicheur des sushis d’ici. Des soirées romantiques aux couleurs des lampions…. Des souvenirs …. Des bons et des mauvais ….

Les rires et les angoisses partagés avec les autres m’ont appris à ne plus voir cet endroit comme nostalgique. Ce midi, j’écoute attentivement les gloussements de Claire qui tentent de séduire Pierre et j’observe Etienne qui, sous ses lunettes de prof, se demande déjà comment il va pouvoir rembourser son prêt étudiant. Ses parents, depuis des mois, lui ont coupé les vivres et il a du mal à penser à autre chose.

« Lisa, Lisa, tu m’entends ?

- Excuse-moi, Apolline, je pensais à autre chose. Qu’est-ce que tu me disais ?

- T’as l’air crevé. Des soucis ?

- Non, non mais tu me disais ?

- Je te demandais si tu avais un sujet pour l’épreuve de Mme Simonetti ?

- Je crois qu’elle va encore nous saquer comme la dernière fois.

- On est au mois de juin. On doit lui rendre pour septembre. Elle va peut-être changer cet été !

- Oui si elle s’est mise à la coke pendant l’été sur les plages d’Ibiza, dit Etienne, pour faire marrer tout le monde. »

Et il a réussi. On imagine tous Simonetti, entourés de mâles en rut avec des rails de coke posés près de du bol de Sangria.

Simonetti … avec ses tailleurs Versace clinquants et classiques. Elle a dû chialer devant sa garde-robe quand il a été retrouvé mort, il y a bientôt 20 ans, assassiné par le tueur en série Cunanan.

La suite du déjeuner alterne joie et craintes pour les semaines à venir et nous le savons tous pour notre avenir proche.

Soudain Apolline lève la main pour faire signe. Debbie nous rejoint pour le café. Eh oui on peut succomber au café sans goût au japonais du coin !

Debbie, c’est bien la plus drôle de nous. Toujours mal habillée. En fait, habillée parce qu’il faut bien être sociable mais pour une future dessinatrice de mode on dirait qu’elle s’en fout. Pour elle, seuls comptent les chapeaux, les coiffes, les perruques, les plumes, les canotiers et tout ce qui ornent les têtes, pour les plus petits et les plus grands.

Debbie, je l’adore. C’est ma philosophe à moi. Elle ne dessine pas seulement par passion mais par combat. Elle philosophe sur les hauts-de-forme comme d’autres sur la connaissance dans une caverne. Plusieurs fois j’ai bossé avec elle et elle est d’une créativité débordante. Elle rêve d’un monde où les hommes se découvrent la tête devant la gente féminine. Elle est nostalgique, je crois que c’est pour cela qu’elle ne fait pas d’effort sur ses fringues. Elle patiente en attendant un monde qui lui plaira.

« Tu crois vraiment qu’elle m’attend au tournant ? » demande Debbie

- Mais t’as rien à craindre avec elle. Etienne dit ça pour te faire chier. Hein Etienne ?

- Laisse- la tranquille Debbie ! » Puis se tournant vers Debbie : « Avec le talent que tu as, tu n’as pas besoin de ton diplôme. Elle te le donnera cette peste de Simonetti » murmure Pierre, les lèvres gorgées de son jus de tomate.

- Arrête t’es chiant, soupire Debbie. Alors Lisa t’en penses quoi ? il faut que je prenne les devants et aller la voir pour ce matin ?

- Déjà je crois que t’as bien fait de sécher le cours ce matin pour aller faire ta séance photo. Mais c’est une conne Simonetti, il faut juste que tu lui expliques pourquoi t’étais pas là.

- Oui t’as raison j’irais cette après-midi, confirme Debbie. Bon, qui me refile ses notes de ce matin ? » demande t-elle dans un grand éclat de rire.

Elle sait que comme d’habitude, on lui a déjà photocopié les pages de nos cahiers pour lui donner après le cours.

On sait que Debbie est la meilleure d’entre nous et que déjà des grandes maisons haute couture lui font les yeux doux. Comme m’avait dit Etienne un soir où les mojitos avaient fait leur effet, « Debbie est une pierre non polie qui deviendra précieuse ». Etienne voit surtout en Debbie la possibilité d’un futur réseau professionnel.

Moi je vois Debbie comme l’amie que je ne mérite pas. Celle à qui je voudrais parler mais je me tais. Elle qui me dit tout sans que je sois capable de tout lui dire, avec honnêteté. Bref je suis une Elisa avec Debbie.