Ma maitresse
Ces semaines loin de la maison m’ont épuisé. Et je n’ai qu’une envie : dormir sur la couette. Rester au creux de l’édredon moelleux et me lever de temps en temps pour me remplir le ventre.
Je l’observe depuis quelques minutes déjà. Elle est assise au bureau avec vue sur les toits de Paris et semble écrire avec avidité. Elle a l’air calme et parfois elle sourit. La voilà maintenant qui rit à gorge déployée. Puis pose son stylo et me dit :
« Et voilà Yasuke. J’ai trouvé. Il m’a fallu du temps mais je crois que mon plan est parfait. J’espère que ce petit con de commercial aime les chocolats. C’est le seul point que je ne peux pas prévoir. Ouf ! En voilà un qui se termine. Allez, je fais une pause ! On se prend un petit gouter Yasuke ? Tu viens mon gros ? »
Gros, gros …. Faut pas exagérer ! oui j’ai un peu plus de bedaine que les copains du quartier mais bon je suis pas gros quand même ! D’un bond, je me retrouve entre ses jambes, miaulant pour réclamer mon gouter. Nous sommes ensuite assis tous les deux sur le petit balcon. Selon la coutume comme elle dit, elle mange le Nutella sans prendre de pain car le pain la fait grossir ! Elle lèche goulument la petite cuillère qu’elle replonge dans le pot. Et a sorti pour sa bonne conscience un yaourt 0%.
Elle discute avec moi :
« Tu sais Yasuke, les prochaines semaines vont être importantes pour nous deux. Il va falloir changer nos habitudes, doucement mais surement, et préparer notre dernier voyage. Je dis tout penser pour toi et m’assurer que jusqu’au bout on ne soit pas séparés. Mais je ne vais pas t’embêter avec tout ça maintenant. On va en profiter d’abord et pour commencer je vais me faire couler un bon bain. Un bon bain avec plein de mousse comme on aime. Et je t’autoriserai à venir t’allonger près de moi. Allez zou, on se bouge un peu. »
J’adore ces moments-là. Il parait que mes congénères à quatre pattes n’aiment pas l’eau mais moi j’adore ça, quand mes poils sont mouillés et mes pattes velues clapotent. Elle a raison je prends plaisir à m’allonger au bord de la baignoire faisant le vide autour de moi en taclant avec ma patte le savon ou tout ce qui traine.
En ce moment, elle lit Irène Frain et son roman Beauvoir in Love. Non pas que je sache lire mais elle me l’a dit. Elle me dit tout. Elle lit souvent à haute voix dans l’appartement et du coup je sais où elle en est dans sa lecture. Elle adore Simone de Beauvoir mais je ne sais pas qui c’est. Dans ce livre, il s’agit d’une passion amoureuse entre cette Simone et un certain Jean Paul. Ça a l’air de la passionner ce bouquin. Elle le lit avec le ton, bien fort, comme jouant les personnages. Il semble que ces deux-là s’aiment beaucoup mais s’entredéchirent.
Lisa a à peine posé un pied dans la baignoire et je m’apprête à la rejoindre quand, au loin, un téléphone sonne. Elle court en tenue d’Eve jusqu’à la chambre, se délestant de l’eau et de la mousse qui ornent ses fines et longues jambes.
« Allo ! »
Un silence
« Oui bonjour M. Prileau. Merci beaucoup de me rappeler.
…
Je prends de quoi noter. Je vous écoute.
…
Je vous remercie énormément. C’est noté. Merci pour nous et pour lui. Excellente fin de journée à vous ».
« Bonne nouvelle Yasuke. Je vais bientôt enfiler mon Tanko pour faire comprendre cet abruti qu’on ne parle pas comme ça à une demoiselle. Demain matin, j’irais acheter de délicieux chocolats. Je ferais faire une belle boite pour que ce soit un vrai dernier cadeau de la vie, avant la mort. Après le bain, je vais déjà faire quelques recherches sur le Net. »
J’entends le son familier du générique du journal de 20 heures de France 2 en rentrant après avoir été faire ma balade dans le quartier et prendre des nouvelles des copains. Elle est allongée dans le canapé et ne cesse de répéter … Pierre Tramayre… P.I.E.R.R.E T.R.A.M.A.Y.R.E …..
« Coucou mon loulou. Alors, ça fait du bien de refaire un tour du quartier ? Je suppose que tu n’as pas faim et que la petite dame du deuxième t’a nourri et t’a cajolé ? Je ne me trompe pas hein ?! Je sens d’ici l’odeur de son appartement. »
Je miaule pour simple réponse et je ne sais pas si elle me comprend mais je remangerai bien quand même quelque chose. La vieille dame du 2 n’achète que des croquettes de premier prix !
Rapidement, elle tourne la tête et tapote sur son ordinateur et clique frénétiquement sur sa souris inanimée. Elle partage avec moi ce qu’elle fait :
« Voyons ce qui sort … un profil Facebook, un compte Twitter au nom de sa boite et une page Copains d’avant. Tiens une vidéo …. Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Un silence ….puis un rire étouffé ….
« Non mais je n’y crois pas. Ce cher Pierre appartient au réseau « jeunes entrepreneurs » dans sa boite. Regarde Yasuke … voici l’homme qu’on a rencontré sur l’autoroute. Assez grand, mince, bien fait, plutôt belle gueule, cheveux mi-longs, la trentaine … si j’osais je dirais qu’il est la caricature parfaite du commercial. Alors donc il est intervenu sur une table ronde où il présente un diaporama intitulé ‘la valeur ajoutée des femmes dans notre secteur’. Trop drôle. Oh il me plait ce Pierrot ! Donc tout son exposé s’articule autour des compétences féminines et relationnelles qui sont de vrais atouts dans le monde merveilleux des commerciaux. Tiens donc, je le cite, « elles ont des qualités intrinsèques et très vertueuses, privilégiant le dialogue et l’écoute attentive ; qualités nécessaires pour vendre un photocopieur ». Eh bah dis-moi Yasuke, il est drôlement inspiré ! Ecoute la fin c’est le mieux …. « L’importance de la pluralité genrée dans l’entreprise. L’arrivée de femmes commerciales dans l’entreprise a renforcé la cohésion des équipes et a favorisé le respect des hommes envers les femmes ». Il insiste même sur l’exigence de lutter contre les discriminations envers les femmes. Alors là Yasuke je suis muette ! Mais c’est un champion de Pierre Traymare, c’est mon champion.
Pierre Tramayre …. Le féministe, le défenseur des conditions féminines. Celui qui m’a si gentiment parlé de mon p’tit cul. J’avoue que j’avais une raison de le tuer il a deux semaines mais là j’en ai au moins deux. Aujourd’hui, je sais qu’il va doublement souffrir. Sur mon bushido, il a enfreint deux préceptes importants : le machisme et l’imposture. Il aura le droit à deux châtiments donc. Qu’en penses-tu Yasuke ? Réveille-toi mon gros ! »
Puis elle me dit à voix basse
« Je voudrais vraiment qu’il voit mon joli minois avant de mourir. Je lui ferais mon plus beau sourire ; celui d’une commerciale au petit cul bronzé. Je suis sûre qu’il les adore ainsi ».
