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Quelle belle machine !


Cinquante-deux ! Nous sommes cinquante-deux à nous être présentés pour ce rendez-vous d’information collective à l’entreprise CORIH. Nous sommes donc cinquante-deux hommes et femmes qui venons tenter notre chance, pochette ou porte documents sous le bras, pour la plupart espérant beaucoup de cette séance d’entretien massif.


La situation de l’emploi est telle que désormais ce sont des dizaines de candidats qui sont convoqués pour un même entretien. Souvent sur une journée, les « cadors » des ressources humaines testent les chômeurs pour scruter en quelques heures, le champion de demain. Finie l’intimité d’un rendez-vous avec un potentiel patron ! Non maintenant, on est intime qu’avec sa solitude, qu’avec sa détresse égrainée pendant des mois de chômage. Seront retenus ceux qui savent jouer le jeu qui leur est demandé : un mec sympa, prévenant, qui la joue collectif mais un tueur pour attraper le client égaré qui n’a pas encore cette imprimante dernier cri !


Brune, carré plongeant et tailleur beige, je m’installe sur une des chaises installées dans une immense salle. En face de nous, la vue du 16ème étage depuis la Tour Egée à la Défense et à notre gauche, l’open space géant, environnement froid et aseptisé propice au travail et à l’individualisme. C’est paradoxal, plus on crée des espaces ouverts et plus on demande aux esprits d’être clos.


Dans le monde des photocopieurs, on n’est pas un simple commercial … oh non …. On est un ingénieur des ventes… oui oui … un ingénieur des ventes … alors l’ingénierie je ne vois pas trop où elle se place mais je suis sûre que cette petite femme blonde à la jupe courte et aux talons hauts va nous expliquer cela pendant la journée. Etre coupé du monde de l’entreprise c’est aussi être éloigné d’une sémantique toujours plus ubuesque pour parler de métiers vieux comme le monde. La caissière est devenue une hôtesse de caisse, la femme de ménage est devenue une technicienne de surface et donc dans le grand monde du photocopieur on n’est plus un commercial mais un ingénieur des ventes.


Comme tous les autres, j’ai déposé mon CV sur le site de l'entreprise à l'onglet "recrutement" et photocopié mes diplômes. Je suis donc Julie Robert, faux CV et faux diplômes. J’ai décroché mon diplôme de commerce à l’ESC Rouen avec mention très bien, niveau Bac +4 et ai travaillé pendant deux ans en tant que commerciale dans les composants électroniques pour une boite anglaise basée au Havre. Je suis trilingue : anglais, français et espagnol. Pas de rupture dans mon parcours scolaire et d’excellentes lettres de recommandations. J’oubliais… j’ai des atouts qui ne sont pas dicibles et pourtant qui feront la différence … je suis jeune, belle, souriante, sans enfant ni mari collés à mes basques… j’ai le profil rêvé pour qui veut un salarié malléable. Les recruteurs ne l’avouent jamais … mais quelle plaie ces bonnes femmes qui ont des gamins souvent malades !


La journée est minutieusement animée par les représentants du service ressources humaines, ponctuée d’exposés théoriques du genre « notre boite c’est la meilleure » et de jeux de rôles où des inconnus doivent se mettre en scène pour montrer aux cinquante-autres comment on vendrait à merveille un photocopieur au chef de service du conseil général d’à côté. Bref, on a une alternance de candidats qui rougissent, qui tremblent, qui bégayent etc. et qui déjà savent qu’ils ne seront pas retenus. Après on a la catégorie des « sûrs de moi » qui eux, sont capables, comme le dit l’expression, de vendre du sable dans le désert! Maitrise orale, maitrise physique, discours tenu, intelligible et structuré. Bref les champions de la vente. Et puis y a le dernier groupe dont je fais partie : ne pas tout montrer, ne pas tout dévoiler, ne pas trop en faire mais maitriser l’exercice et surtout sourire, attirer l’œil et l’oreille. Pour ma part, l’humour sera ma carte ; la chaleur de ma voix rassure le potentiel client et je prends le temps de lui expliquer le fonctionnement du photocopieur. Je suis la seule au début de l’exercice à demander si je peux utiliser la machine pour parfaire mon rôle dans l’exercice. Le sourire complice entre Nicole et René, nos animateurs, me pousse à croire que j’ai gagné une partie du challenge.


Entre midi et treize heures, après cet exercice, nous sommes convoqués un à un. Je vous laisse compter le temps qui nous est consacré à chacun pour valoriser ce que l’on est : 59 minutes pour cinquante-deux candidats. S’il y en a une qui pleure parce qu’elle n’est pas prise, c’est la catastrophe elle met tout le planning en danger !


Seul à seul, René n'est pas avare de compliments : « tu as été formidable ce matin. Bravo Julie. On aimerait que tu restes cette après-midi pour de nouveaux tests. Notre entreprise a besoin d’atouts comme toi. ». Discours rodé, tutoiement d’appartenance à un groupe et valorisation de la future main d’œuvre malléable … René a du métier et ça se voit ! Pour réponse, je lui dis avec plus beau sourire « Votre entreprise est formidable et je me sens vraiment dans mon élément. Quelles belles machines vous vendez-là ! Je ferais au mieux pour ne pas vous décevoir cette après-midi et gagner votre confiance ».



A 14h nous ne sommes plus que vingt …. Il y a trente-deux personnes qui doivent errer dans les couloirs du métro ou du RER en se demandant ce qu’elles ont bien pu mal faire pour ne pas avoir été sélectionnées pour l’après-midi. Ce soir, qu’est-ce qu’elles vont bien pouvoir encore répondre à la question rituelle « Alors ça s’est bien passé cet entretien ? ».


L’après-midi n’est que le reflet du matin avec tout de même une tendance forte à la nécessaire appartenance aux valeurs de l’entreprise. Nous ne serons pas des ingénieurs de vente … non, nous serons des ingénieurs de vente CORIH… donc les meilleurs…. donc qui véhiculent des valeurs d’humanisme, de développement durable et d’égalité. Quand on nous a présenté le partenariat avec une grande association mondiale pour la défense des droits de l’enfant, j’ai failli m’étouffer. Je me suis dit que c’était pas le moment de leur parler du reportage sur Arte avec des millions de photocopieurs et d’imprimantes au nom de la marque qui sont retrouvés en Afrique dans des décharges sauvages et où des bambins de six ans travaillent 15 heures par jour pour récupérer les métaux dits « précieux ».


A la fin de la journée, nous sommes cinq à être sélectionnés pour la dernière étape qui se déroulera la semaine prochaine. On sera tous reçus par le responsable des ingénieurs de vente d’Ile de France, M. Pierre Tramayre. Mon rendez-vous est fixé à 9 heures avec lui. Les quatre autres candidats passeront après moi. La consigne est claire : « surtout n’oubliez pas que c’est votre dernière chance d’arriver à votre but ! » Ne vous inquiétez pas … je ne vais pas rater ma chance et mon but sera atteint.


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