Tel un poisson dans mes filets
- Mélanie
- 12 oct. 2015
- 8 min de lecture

Marié depuis dix ans, père de deux garçons âgés de 8 et 5 ans, Pierre Tramayre a tout pour être heureux. A trente-trois ans, il a un parcours scolaire et professionnel sans faille et a monté tous les échelons un à un chez CORIH. Entré lors d’un stage d’été dans le cadre de ses études, il est aujourd’hui responsable des commerciaux d’Ile de France, c’est-à-dire environ une trentaine de personnes. Et n’oublions pas son honorable rôle de défenseur de l’égalité hommes/femmes dans son entreprise.
J’ai planqué pendant quatre jours dans le quartier de la Défense, assise sur le petit muret près de la Tour Egée, essayant de repérer les différents lieux. Pierre Tramayre arrive le matin vers 9h et repart vers 18h. Le midi, il ne sort pas et doit sûrement déjeuner au restaurant situé dans la Tour. Tous les soirs, l’ascenseur le mène au sous-sol pour aller chercher sa voiture. Je l’ai su en me présentant par deux fois à l’accueil, perruques et nouveaux rôles pour ne pas me faire démasquer. A chaque fois avec une histoire différente. D’abord, prétextant que j’étais venue pour un entretien chez CORIH et avait oublié mes clés de maison dans la salle de formation et l’autre fois déguisée en livreuse de fleurs pour l’hôtesse d’accueil du 16ème étage. Casquette, chemisier et carte de visite au nom de la fausse entreprise « Flora Humanis ». J’avais retenu pendant la séance d’embauche qu’elle s’appelait Sophie et je n’ai donc eu aucune difficulté à avoir l’accord de l’agent de sécurité pour monter le beau bouquet à Sophie envoyé par son futur mari ! Il en était même ému de savoir que la petite Sophie allait se marier ! Le bouquet m’a coûté cinq euros et a fini dans les toilettes du 14ème …mais il faut quelques petits investissements pour arriver à son but ultime.
Sa femme est institutrice, plutôt belle femme, blonde aux cheveux courts qui mettent en valeur son doux visage. J’ai eu accès à l’ensemble de son compte Facebook en la demandant comme amie sous prétexte que je me souvenais d’elle au collège. Elle n’a pas hésité un moment à accepter mon invitation en tant qu’amie. Elle pense donc que je suis la petite brunette au deuxième rang de la photo de classe de 5ème 4 qu’elle a mise sur Copains d’Avant il y a quelques mois.
Encore un paradoxe. On hurle au respect de sa vie privée mais pourtant on publie, sans avoir un couteau sous la gorge, des tas d’informations personnelles dont on ne se rend pas compte à quel point elles peuvent nous nuire. Il ne suffit pas de faire une sex tape pour vendre son intimité au monde entier.
Quoiqu’il en soit, grâce à ma petite ruse, j’ai l’ensemble des photos de la petite famille Tramayre qui s’affiche sous mes yeux : les vacances en juillet en Corse, l’anniversaire du cadet en juin et l’achat de leur dernière voiture neuve en mars dernier. La photo de cette dernière est super … elle est si bien prise que je distingue parfaitement la plaque d’immatriculation, ce qui est une information importante pour la suite.
Pierre Tramayre ne paiera pas pour m’avoir insultée sur une aire d’autoroute. Non, il paiera pour ce qu’il représente : l’homme qui se sent tout puissant envers les femmes.
Hubert Pacheux faisait partie de ces hommes-là ; ceux qui croient que leur condition masculine leur insuffle une supériorité physique et psychologique sur les femmes et même sur les petites filles.
En attendant, c’est Pierre Tramayre qui va souffrir et mon plan est ficelé point par point dans mon carnet. Quelques zones d’ombre subsistent mais il faudra compter sur la chance comme souvent.
7H40, vendredi matin …. Je me prépare précautionneusement à rencontrer Pierre dans moins de deux heures. Un petit tailleur pantalon noir avec une chemise fleurie pas trop ouverte mais tout juste suggestive, feront l’affaire. Ma perruque brune, couvrant l’ensemble de ma chevelure rousse, est mise avec habitude, je me maquille légèrement. Je n’oublie pas une caresse à Yasuke avant de partir et de laisser la gamelle pleine de croquettes.
« Je rentre bientôt mon gros loulou. Et promis je te raconterai tout. »
Je suis sur le point de partir, porte documents avec faux documents sous le bras quand soudain je me fige et fais demi-tour :
« Mince, j’ai oublié la boite de chocolats dans le frigo ».
Il est 8H50 quand je me présente à l’accueil où la souriante Sophie me reçoit.
« Bonjour Madame. J’ai rendez-vous à 9H avec M. Tramayre silvouplait.
Oui vous êtes ?
Melle Julie Robert
Bonjour Melle Robert. Je vais prévenir M. Tramayre de votre arrivée. Je vous remercie d’attendre sur les sièges ici, me dit-elle en m’indiquant les fauteuils sur ma droite.
Je vous remercie. »
Assise, les jambes croisées, j’observe la vue du 16ème étage sur l’ensemble du parc de la Défense et me dis que nous sommes ici au cœur de l’économie française et du capitalisme mondial. Ma rêverie est interrompue par le son d’une voix masculine qui m’appelle :
« Melle Robert ? Bonjour, je suis M. Tramayre.
Bonjour M. Tramayre. Enchantée de faire votre connaissance.
Vous me suivez Melle Robert. »
Si tu savais Pierre depuis combien de temps je te suis ….
Son bureau est à son image : froid et impersonnel. Il me précise dès le départ qu’il n’a qu’une demi-heure à me consacrer car il a un autre rendez-vous après. Il me lit mon CV, me demande ce que j’ai appris lors de ma précédente expérience professionnelle et me précise qu’il a déjà un collaborateur qui vient de la même école que moi à Rouen et dont il est très « fier ». A la question sur mes motivations pour travailler chez CORIH, je lui sors la même soupe que pendant la première phase d’entretiens. Il a l’air satisfait de mes réponses.
Mais tout en l’écoutant et en me montrant intéressée, je réfléchis à mon plan. Je dois l’attirer dans mes filets, doucement mais surement. Il est plutôt bel homme et il n’est pas difficile de prendre un peu de plaisir à essayer de le charmer. La fin de l’entretien se passe de manière chaleureuse, voire très chaleureuse. C’est ma chance ….
« Vous êtes disponible tout de suite Melle Robert ?
Oh, M. Tramayre vous me gênez, dis-je rougissante et faussement naïve
Ah non excusez-moi. Je me suis mal exprimée. Je voulais dire …
J’avais bien compris, M. Tramayre. C’est à moi de m’excuser. Je peux vous dire un secret ?
Euh oui mais … »
Je l’interromps.
« J’ai assisté à votre conférence en mai dernier sur l’égalité hommes-femmes dans l’entreprise. Je suis venue avec une amie, on était invitées par le réseau d’anciens étudiants de notre école. Je vous ai trouvé formidable, tant sur le fond que sur la forme. Et vous m’avez beaucoup plu. Je vous ai trouvé très séduisant. »
Il ne dit rien, regarde sa feuille et en corne un bout puis consent à ma répondre.
« Melle Robert. Je ne sais pas quoi dire …. Je suis un peu gênée. »
Je prends mon visage entre mes mains et presque pleurante, je lui dis.
« Je suis vraiment désolée. Mon Dieu. Je n’aurais jamais dû. Je ne vais pas avoir le poste c’est sûr. J’ai tout gâché. Mais tant pis ! Je préfère ne pas avoir de regrets. Et je souhaitais vous avouer mon coup de foudre depuis ce 18 mai, au risque de ne plus vous revoir.
« Ecoutez Melle Robert. Ce n’est rien. C’est même plutôt flatteur. Vous avez un excellent parcours, un très bon CV et semble-t-il le sens de la franchise ce qui est une vraie qualité dans notre métier. J’apprécie beaucoup cela. Je dois vois encore quatre candidats aujourd’hui. Je vous propose de vous rappeler en début de semaine prochaine. »
Balbutiante, j’arrache quelques mots :
« Merci beaucoup M. Tramayre. Je vous prie de m’excuser.
Vous êtes une très belle femme Melle Robert. Je suis très flatté. »
Il se lève et me tend la main
« Au plaisir de vous revoir ».
Et voilà … Touché et coulé ce Pierre Tramayre.
Je suis de ceux qui croient que le monde est régi que par l’argent et le sexe. Les romantiques, eux, parlent, d’amour. Tout notre monde au quotidien n’est régi que par des enjeux de pouvoirs où les relations hommes/ femmes sont le terreau de toute action et décision. Non pas que le conflit soit toujours recherché. Non ce n’est pas cela. Mais la paix sociale passe aussi par le sexe et l’argent.
Disons que lorsqu’on a compris le pouvoir du sexe dans notre société et qu’on consent à en jouer, on peut obtenir beaucoup. Les relations humaines, quel que soit le type de rapport, n’est que le reflet des relations genrées. Il n’est pas de paix sociale sans recherche de l’équité hommes/ femmes qui passe par une reconnaissance des droits de chacun. Les hommes ont compris pendant des siècles que leur domination physique, qui est réelle de par la nature des choses, pouvait devenir psychologique.
Depuis quelques décennies maintenant, l’ascendant psychologique des femmes, du moins dans les pays occidentaux, a été un révélateur de la faiblesse hormonale des hommes. Oui une femme peut elle aussi, non pas par domination physique, mais sur sa seule condition de femme, prendre l’ascendant sur les hommes. Et elle peut en jouer.
L’émancipation de la femme au siècle dernier n’est conditionnée que par la reconnaissance de celle-ci comme une force économique ; au départ comme une main d’œuvre dite « bon marché » après l’abolition du travail des enfants. Considérées comme simples forces de travail palliatives, il a fallu des décennies pour qu’elles obtiennent une reconnaissance sociale digne de ce nom. Il n’allait pas de soi non plus qu’elles puissent avoir les mêmes droits que leurs comparses masculins.
Le sexe est une des dérives dans ce monde. A tel point que la majeure partie des femmes dans le monde qui n’a pas la possibilité, le droit d’utiliser ce pouvoir comme elles l’entendent sont réduites en esclaves ou en marchandises, sur leur seule condition d’être une femme. Etre née une petite file conditionne une vie, une attitude, des chances, des croyances dans de nombreuses parties de ce monde. Cela reste un handicap pour la vie pour beaucoup d’entre elles.
Et puis il y a les autres petites filles, celles qui comme moi, ont eu la chance de grandir dans une société où la pression sociale se place ailleurs et d’autres comme moi ont fait le choix d’utiliser leur condition féminine aux fins qu’elles se sont données.
Il n’est pas de compréhension du monde sans compréhension des relations du genre humain.
L’entreprise est régie par les règles des jeux de pouvoirs entre les hommes et les femmes. Se flatter, se sourire, se plaire pour gagner sa place, pour ne pas se la faire piquer, pour dominer ou être dominé.
Il n’était pas difficile aux vues de son attitude sur l’aire d’autoroute, de comprendre que Pierre Tramayre aimait les femmes soumises et qu’ils ne résistent pas à la flatterie. Si en plus, il peut avoir un ascendant de son petit poste de responsable sur une jeune recrue, sa domination est renforcée. Après c’est un jeu de dupes.
On cherche tous à être séduits, à être aimé, à être désiré. Comme pourrait-il résister à une midinette qui lui avoue son amour et qui a fait déjà tant de chemin pour le retrouver ?
Il est ferré ; à moi de l’enserrer dans ma nasse.