Les deux meurtrières
- Mélanie
- 16 oct. 2015
- 7 min de lecture

25 avril 2006
Le Palais de Justice de Rouen est comme entouré d’une écharpe blanche ce qui donne à ce majestueux monument un aspect de forteresse imprenable. Autrefois appelé le Parlement de Normandie, il sublime une ville de Rouen déjà atypique à plusieurs égards.
Je suis assise au café d’en face, « La Vérité » depuis plus d’une heure. A travers la vitre, la table que j’occupe me donne un point de vue idéal pour observer le manège à l’entrée du Palais. Les médias locaux ont fait le déplacement et France 3 Haute Normandie a dépêché un jeune journaliste pour relater ce fait divers normand. Il est en effet rarissime qu’un enfant se pende dans son grenier …
Mon chocolat chaud ne doit plus l’être beaucoup. Il m’est impossible d’avaler quoique ce soit. J’ai déjà été seule mais là tout de suite maintenant, je suis le mot « solitude » à moi toute seule.
Je voudrais fuir, hurler, m’évader, me fondre pour mieux disparaitre. Mais je suis là, tremblante, perdue, tétanisée. Je suis convoquée à la barre dans une heure. Mon avocate m’a donné rendez-vous ici et elle ne devrait pas tarder.
Je pense aux filles. Lisa est chez mes parents en Bretagne et Emma chez la nounou. J’ai voulu éloigner Lisa de toute cette cohue et mes parents veillent sur elle. Cette première année sans Elisa a été très dure pour elle. Et je préfère qu’elle rate le collège mais qu’elle se reconstruise peu à peu.
Nos relations ont beaucoup changé depuis qu’Elisa est partie. Lisa semble m’en vouloir mais pourquoi ? Je pense que c’est à la vie qu’elle en veut et pas à moi personnellement. Mais en vouloir à sa mère, n’est-ce pas le lot des adolescentes ?
Voilà quinze fois que je vérifie si j’ai bien ma convocation et mon passeport dans mon sac. D’ici je vois sous les arcanes voutées les services de Police qui vérifient les papiers.
Il va me falloir une force inimaginable pour aller jusqu’à la barre. Mille fois j’ai pensé à cette journée pensant que peut être elle n’arriverait jamais. Mon avocate m’a fait répéter jusqu’à hier ce que je devais dire, à qui je devais sourire, qui je devais regarder dans les yeux avec insistance et au contraire qui je devais regarder les yeux embués pour mieux attendrir.
Un procès est l’instant même de ce que représente la théâtralisation de notre société. Sur une scène de théâtre qu’on appelle Palais de justice ou tribunal, plusieurs acteurs, chacun représentant un personnage, jouant les rôles qu’ils ont écrit avant. Ici aussi il y a des costumes qu’endossent les avocats avec leur robe, le Président de la Cour avec son hermine. Puis selon que les prévenus soient en jogging ou en tailleur, les faveurs des jurés peuvent varier.
Sauf qu’ici contrairement au théâtre, la fin du scénario n’est pas écrite ; seul le synopsis est connu de tous. Mais les acteurs écrivent ensemble la fin. Les personnages vont jouer pour que leur rôle soit à la hauteur ; pour obtenir ce qu’ils ont prédit comme une fin qu’ils jugent appropriée.
Et puis il y a ceux qui ne sont pas des acteurs volontaires comme l’ensemble des jurés qui a été tiré au sort sur les listes électorales. Oui la démocratie que l’on critique tant se donne pourtant à voir tous les jours quand de simples citoyens, qui ont fait leur devoir d’électeur, deviennent du jour au lendemain des acteurs essentiels à la justice. Certains parleraient de jury populaire ; sans penser que ce mot soit dénigré comme trop souvent. Non… la justice est populaire en ce sens. Elle appartient au peuple lorsque celui-ci est invité à y participer directement.
Le Palais de justice de Rouen est souvent considéré par les historiens comme le plus beau de tous ceux qui sont dévoués en France à la justice. La journée qui commence, avec cette brume ou crachin normand, donne à l’édifice une splendeur majestueuse. Les quelques rayons de soleil qui se sont frayés un chemin entre les nuages, illuminent la tourelle octogonale et les statues d’Anne de Bretagne et de François 1er.
La beauté du lieu devant moi ne me fait pas oublier la peur qui me tiraille. Comment vais-je pouvoir témoigner devant un tribunal ? Je vais répéter ce que j’ai appris par cœur mais comment gérer mes sentiments ...
La voilà. Petite, brune, cheveux longs, elle doit avoir la trentaine et porte sur son bras droit sa robe d’avocate.
« Bonjour Maitre.
Bonjour Mme Beaver
Vous voulez quelque chose à boire ?
Non merci. Je pense que nous devrions y aller. Juste avant, je veux vous redonner les consignes que je vous ai dites hier. Surtout il est important de ne pas se laisser emmener par mon confrère dans les questions qu’il va vous poser. Je vous rappelle que vous n’êtes que témoin. Pas même un témoin assisté, autrement dit on ne vous reproche rien. Le juge et les jurés ont besoin d’entendre votre témoignage qui peut faire avancer l’affaire. Je ne vous représente pas en termes de droit. Je représente la partie civile et l’association l’Enfant bleu. »
En l’entendant je me fige. L’association l’Enfant bleu … je n’en avais jamais entendu parler avant. Comment aurais-je pu d’ailleurs ? Je n’ai jamais pensé de près ou de loin être confrontée à la question de la maltraitance sur enfants. Cette jeune avocate qui me conseille est avant tout une militante au service de la cause de la protection de l’enfance. L’Enfant bleu … Elisa adorait le bleu… le bleu de la mer quand on allait sur la plage … et son père lui en a fait beaucoup … des bleus.
« Vous m’écoutez Mme Beaver ? C’est important ce que je vous dis. Surtout ne vous laissez pas submerger par vos sentiments. Les images peuvent être dures à supporter mais il faut témoigner. Pour vous et pour Elisa aussi et pour tous les autres enfants qui souffrent. »
Je reste silencieuse, les yeux plongés vers mon chocolat définitivement froid.
« Allez, on y va. C’est moi qui règle votre petit déjeuner. La presse est là, vous avez vu ? Surtout ne les regardez pas. Suivez-moi de près et tout va bien se passer. Vous avez votre convocation et une pièce d’identité ?
Oui, oui, j’ai vérifié. »
Elle fait signe au patron et nous sortons toutes deux. Cinquante mètres nous séparent entre le café et l’entrée du tribunal, mais ils me paraissent interminables. Je suis noyée sous mon foulard regardant le dos de l’avocate devant moi. J’entends du bruit, des « Mme Beaver un mot silvouplait » ou « Paris Normandie Mme Beaver, qu’avez-vous vu et su de ce drame ? ».
Je m’engouffre dans le sas d’entrée où deux policiers m’attendent.
« Bonjour Madame. Veuillez déposer vos affaires, sac et manteau sur le tapis pour que l’on procède au contrôle. Pourriez-vous me présenter votre convocation et une pièce d’identité ?
Voici, dis-je en tendant les papiers fébrilement et en faisant consciencieusement ce que l’on vient de me dire.
Merci. Vous pouvez passer sous le portique. »
Après ces formalités pour certains, mais le début de mon chemin de croix pour moi, je suis comme hors de mon corps, dépossédée de toute force.
L’avocate me prend par le bras et on se retrouve dans la salle des pas perdus du Palais de justice. C’est une salle immense, de près de cinquante mètres de longueur et une voûte ciselée qui semble représenter un navire. Si je ne venais pas en ces circonstances funestes, je pourrais rester là à contempler cette architecture gothique.
Je marche et je croise Melle Carnot, la maitresse d’Elisa et de Lisa en CM2. Mais j’aperçois aussi le maire de Ry et puis la responsable de l’école de danse du village. Et puis .... oui, c’est bien la principale du collège que j’aperçois à gauche. Je glisse à l’avocate :
« Maître. Qu’est-ce qu’ils font tous là ?
Ils témoignent comme vous Mme Beaver. La Cour leur a demandé de venir témoigner. Ils ont tous connu Elisa tout comme vous.
Oui mais pourquoi moi je suis accompagnée par une avocate et pas eux ?
Parce que vous êtes un témoin privilégié Mme Beaver. L’amitié entre votre fille Lisa et Elisa interroge sur le fait que vous n’ayez rien vu ou dit. Elisa a passé beaucoup de temps chez vous et même pendant les vacances. Donc vous êtes un témoin précieux pour mieux comprendre ce qui s’est passé. »
Voilà tout est résumé. Je vais devoir expliquer à la barre devant des gens que je ne connais pas et d’autres que je connais trop bien ce qui s’est passé, autrement dit rien pour moi. Oui j’ai accueilli cet enfant pendant des années pour jouer avec ma fille et même dormir à la maison, l’emmener en vacances avec nous et non … je n’ai rien vu. J’entends d’ici les bien-pensants qui se disent que ce n’est pas possible.
Arrivées toutes deux devant une immense porte en chêne, une femme nous ouvre la porte. Me voilà incapable de continuer, les deux pieds comme lestés au sol. L’avocate, voyant mon trouble, revient sur ses pas pour me tirer vers elle. La tête rentrée dans les épaules, je la suis. Elle me fait asseoir sur le troisième banc à droite et me dit qu’elle revient.
Je suis là assise, les jambes tremblantes, faisant claquer les fers sous mes mocassins et je regarde en face de moi. Je vois une dizaine de fauteuils vides qui me font face et la fameuse barre où je vais devoir témoigner. Sur ma droite, deux rangées de bancs qui sont destinées aux jurés.
Je suis surprise par le bruit de la sonnette et de l’huissier qui annonce l’entrée du Président et le début de l’audience. En moins d’une minute, le silence se fait dans l’ensemble de la salle.
L’avocate n’est pas revenue vers moi et elle est désormais au premier rang, destiné aux parties civiles. A côté de moi je reconnais la sœur de Pauline et son mari. Je les ai vus témoigner dans la presse locale. Je l’entends pleurer en silence et je la vois tourner la tête vers la droite. Je regarde également, je n’avais pas osé depuis le début lever la tête, de peur de croiser certains regards.
Et je la vois là … Pauline … Menotte aux poignets … Vêtu d’un pull gris… les cheveux en chignon … elle semble avoir vieilli de vingt ans … Le choc est terrible … je prends mon visage entre mes mains… Entre mes doigts telle une enfant, je vois qu’elle me regarde…. Nos regards se croisent …
Nos regards se croisent, nos regards se croisent, nos regards se croisent ……..
C’est à ce moment-là que mon cœur a su que j’étais coupable … Oui c’est aussi à cause de moi qu’Elisa est morte … Nos regards qui se croisent, c’est deux meurtrières qui s’observent.
Sauf que moi, je suis libre.