top of page

Comment te dire ... ?



Ma chérie,


Je n’ai pas voulu te laisser cette lettre en vacances à Vinassan car je voulais que ton été soit doux et heureux. J’ai préféré envoyer la lettre chez papa et maman et tu pourras lire ces lignes quand tu le souhaiteras à la maison. Notre petite balade à Narbonne m’a beaucoup fait réfléchir et je pense qu’aujourd’hui tu es assez grande pour savoir. Pour comprendre je ne sais pas.


Tu dois savoir car tu ne peux pas vivre entourée de mensonges. Tu ne mérites pas cela. Il y a déjà eu assez de victimes. Et malheureusement, si je ne te le dis pas, personne ne le fera. Or, je dois te protéger. Cela fait partie de ma mission.


Les lignes que je vais t’écrire sont difficiles. Tu risques de ne plus être la même petite fille. Savoir, c’est parfois éprouver.


Comment te dire … ?


Notre vie à papa, maman et moi a basculé le 22 mars 2005. C’était pendant les vacances du printemps. Nous étions tous les quatre au bord de la mer à Dieppe en train de nous promener. Le téléphone portable de papa a sonné ce qui arrivait souvent pour son travail. C’était M. Ferrand, je ne l’ai su qu’après. Je ne sais plus si tu l’as connu. C’était notre voisin, il donnait à boire aux plantes quand on partait en vacances et s’occupait du jardin. On n’a pas fait attention à la conversation avec maman et on continuait d’avancer avec ta poussette quand soudain on a entendu un cri et un objet qui tombe à terre. On s’est retourné et resté derrière nous papa était agenouillé à même le bitume ; le téléphone en mille morceaux.


Maman a couru jusqu’à papa, me laissant seule avec toi qui babillait. Avec le vent et les mètres qui nous séparaient, je n’ai pas entendu ce qu’ils se disaient tous les deux. Maman relevait papa et ils pleuraient tous les deux. C’est la première image que j’ai de ce drame.


Je leur ai demandé ce qu’il se passait mais ils ne m’ont donné aucune explication. Sur le chemin retour, on entendait que tes gazouillis et les larmes de maman qui tombaient sur son K-way.


Le 22 mars 2005 est le premier jour du silence dans lequel notre famille a été plongée. Depuis ce jour, plus rien n’a été comme avant. Moi j’ai perdu ma mère et j’ai découvert la honte et la tristesse. Et on a tous perdu Elisa.


Elisa était notre voisine. Elle est arrivée dans le village à Ry l’année de ses cinq ans. Ses parents Pauline et Hubert Pacheux avait une très jolie maison dans le village. Aujourd’hui elle est tombée en ruine. Hubert était ce que l’on appelle un promoteur immobilier. Il travaillait sur Rouen et alentours pour vendre ou acheter des terrains, surtout auprès des financeurs publics, et ainsi faire construire des bureaux et des logements. Il avait très bien réussi dans les affaires car en plus d’être celui qui négociait les marchés publics, il était celui qui construisait les bâtiments grâce à son entreprise de travaux publics.


La famille vivait plutôt confortablement. Elisa était fille unique. Elle me disait que sa mère ne voulait plus d’enfant car elle avait terriblement souffert en donnant la vie à sa fille.


Pauline, elle, ne travaillait pas. Elle était la caricature de la « Desperate Housewife » comme dans la série. Elle aurait pu jouer le personnage de Bree Van de Kamp. Maniaque, obsessionnelle avec sa maison, ses vêtements et son apparence ; elle ne trouvait son salut qu’en multipliant les actions de bénévolat qu’elle pouvait faire auprès d’un tas d’associations.


Présidente des parents d’élèves de l’école, secrétaire générale du Rotary Club, présidente des « Amies des chasseurs » et membre très active du Comité des fêtes. Pauline était « la femme de … ». Elle n’avait pas besoin de travailler mais ne pouvait rester inactive alors comme d’autres elle essayait de devenir juste « Pauline », sans que le nom de son mari lui confère quelques avantages.


Mais le seul amour de Pauline n’était pas pour Hubert. Pauline était, comme on dit souvent à la campagne, « la petite fiancée de Dieu ». Elle vouait une adoration sans borne à Dieu, assistant à toutes les messes et aidant le curé à la paroisse. De cette foi, découlait une conception de la famille particulière. Pour elle, Hubert était le chef de famille. Elle n’était que son ombre. Traditionnaliste, elle s’interdisait de donner un avis quand il parlait, de le contredire, de douter de lui. Peu portée sur l’amour charnel, Pauline savait qu’Hubert avait des maitresses aux quatre coins de la région. Mais pour Pauline une femme mariée le reste. On ne peut trahir le sacrement qu’on a fait à Dieu. Et puis, ne dit-on pas pour le meilleur ou pour le pire …. Elle sait, elle, ce que le pire veut dire.


Au final, Pauline était une Desperate Housewife dé-bor-dée. Elle adorait Elisa, la chouchoutait, lui disait « je t’aime » mais, toujours accompagné d’un cadeau pour se faire pardonner de ne pas être assez là. L’amour ne se comptait qu’en paquet cadeaux.


Quant à Hubert Pacheux, il était rarement là, occupé et préoccupé à ses affaires. Elisa est rapidement devenue autonome, dès son plus jeune âge. Il fallait qu’elle apprenne vite à utiliser le micro-ondes et se faire réchauffer mille et un plats enfermés dans des barquettes lyophilisées.


Alors Elisa trouvait chez nous la chaleur et le cadre d’une famille. Maman l’invitait souvent à diner et elle appelait Pauline pour lui demander si Elisa pouvait passer la nuit à la maison. On a fait toutes les classes de primaire ensemble, du CP au CM2, dans la petite école que tu connais bien, à Ry. On s’est vu grandir toutes les deux. On faisait nos devoirs ensemble, on aimait les mêmes idoles, on dansait sur les mêmes musiques et on se confiait beaucoup toutes les deux. Très vite, papa et maman ont proposé à Pauline si Elisa pouvait passer les grandes vacances dans notre maison à Vinassan. Et là, c’était vraiment génial. J’en garde les plus beaux souvenirs de ma vie. Toutes les deux en maillots à jouer dans la piscine gonflable ; nous sur la plage ; nous en randonnée à pester dix mètres derrière.


Nous étions l’une et l’autre la sœur que nous n’avions pas.


Moi je ne suis allée dormir que deux fois chez elle. Et parce que j’avais insisté. Mais elle ne voulait pas que je vienne. Je n’ai compris que bien plus tard qu’elle voulait juste « fuir » cette maison qui ne la protégeait pas.


En sixième, on n’était plus dans la même classe mais toujours dans le même collège. On prenait le car le matin et le soir ensemble et on se voyait aux récrés. Elisa est soudain devenue pudique. Elle était très jolie, beaucoup plus que moi. Elle avait un très joli visage et un corps de jeune fille qui faisait des envieuses dont moi qui était un peu rondelette.


Elisa s’habillait avec les vêtements les plus larges qu’on puisse trouver alors qu’elle flottait dedans. Elle se cachait. Mes copines me disaient qu’elle se la jouait « grunge », qu’elle voulait être différente. Parfois nos classes de sport étaient réunies et je me souviens d’elle couverte avec un vieux jogging ne laissant pas dépasser ni cuisse ni bras. Là encore je n’ai compris que bien plus tard.


Moi aussi je suis responsable par mon silence.


Elisa et moi avons souvent pris notre douche ou notre bain ensemble quand on était petites. Maman s’occupait de nous. On n’a jamais rien vu. On n’a jamais rien voulu voir.


Je me souviens qu’Elisa nous disait qu’elle tombait souvent, qu’elle n’avait pas beaucoup d'équilibre. Ce qui était vrai quand papa lui avait appris à faire du vélo. Mais quelques années après je me suis souvenu d’une conversation entre maman et Pauline où cette dernière disait qu’Elisa avait peut-être des soucis aux yeux car elle se cognait partout et tout le temps.


Elisa est devenue à partir du collège plus éloignée de moi. On se parlait encore mais moins. On se voyait parfois le weekend et pendant les vacances pour partager quelques bons moments. Elle ne comprenait pas ma passion pour la couture et l’esthétique des vêtements quand elle n’aimait que les espèces de draps qu’elle portait.


Mais notre dernier été est mémorable. Je n’ai pas compris tout de suite mais elle voulait soudainement se rapprocher de moi. Elle était folle amoureuse de Gabriel, un copain de Vinassan et elle était tout simplement heureuse.


Et puis quand on est revenu à Ry, qu’on a repris le chemin de l’école, elle s’est renfermée de nouveau. Je me rappelle que j’étais en colère contre elle, j’étais vexée et je lui en voulais.


En février de l’année 2005, on est allé à une soirée toutes les deux chez une copine. Pendant la fête, dehors toutes les deux, avec notre verre de coca à la main, Elisa a beaucoup pleuré dans mes bras. Elle me disait qu’elle était malheureuse, qu’elle en avait marre. Je pensais que c’était le collège et les garçons qui posaient problème.


Mais le 22 mars, j’ai compris que c’était autre chose. Quand on est rentrés sur Ry, ce fameux jour, papa et maman nous ont déposées toutes les deux chez Huguette, la dame qui te gardait. Papa et maman sont revenus nous chercher que le lendemain. J’ai demandé ce qu’il se passait mais ils ont éludé ma question et je n’ai eu que pour seule réponse que je le saurai bientôt. Le lendemain matin à 7h, papa nous a mis dans la voiture et nous a conduits chez papi et mamie en Bretagne.


L’école reprenait le 4 avril, on est rentrés le 3 avril à 20h. Le lendemain matin dans le car pour aller au collège, personne ne m’a pas parlé et j’ai remarqué dès le départ qu’Elisa n’était pas là. Personne sauf Romane qui est venue me voir et m’a donné une lettre avec une enveloppe décorée d’un cœur.


Je me souviendrais toujours de ce qu’elle m’a dit :


« Elle m’a fait promettre de te donner cette lettre après les vacances sans me dire pourquoi. Je l’ai gardée précieusement dans mon agenda. Je suis désolée Lisa. »


Je l’ai décachetée, l’ai lue dans le car. A partir de ce moment, je ne suis plus jamais retournée au collège de ma vie. Maman m’a fait l’école à la maison pendant près d’un an et demi. La lecture de cette lettre fut un choc terrible.


Cette lettre fait plus de dix feuilles grands carreaux. Elisa me raconte tout, avec des mots d’enfants mais aussi avec des mots crus.


Hubert Pacheux, son père, était un tortionnaire avec elle. Sans raison par cruauté et vice, il la battait dès qu’il le pouvait. Elle m’écrit avoir reçu des coups de poings et des coups de pieds dans le ventre, les jambes, les bras, les seins. Il fumait beaucoup et parfois utilisait un bout de son corps comme cendrier. Bien sûr, jamais le visage, les hommes maltraitants le savent bien.


Le 14 février 2000, alors qu’elle n’avait que neuf ans, elle était seule avec son père ; sa mère étant encore à une de ses activités. Son père lui a alors dit à table qu’il détestait sa femme et qu’il l’aimait elle, Elisa. Il lui a raconté qu’aujourd’hui c’était la fête des amoureux et que les amoureux comme eux se faisaient des câlins, des caresses, des bisous. Qu’il ne voulait plus la frapper désormais mais l’aimer.


Le 14 février 2000, il l’a violée pour la première fois. Il y eut des dizaines de fois après et il n’a jamais cessé de la frapper.


L’après-midi du 22 mars 2005 fut celle de trop. Elisa est allée dans le grenier et s’est donné la mort en passant sa tête d’enfant dans le nœud coulant qu’elle a fait autour d’une poutre. Elle s’est pendue à l’âge de quatorze ans, ses pieds ballants au-dessus du tabouret sur lequel elle est montée.


C’est Pauline sa mère qui l’a découverte en fin d’après-midi alors qu’elle allait chercher du papier crépon dans le grenier pour la kermesse de l’école.


Emma, tu dois comprendre que tout cela m’est difficile à t’écrire mais il est important que tu saches. Il y a eu ensuite un long procès et cela a considérablement éprouvé notre famille mais je te raconterai tout cela de vive voix.


Maintenant tu sais pourquoi je suis malheureuse, pourquoi papa et maman sont malheureux. Nous aimions tous beaucoup Elisa et elle nous manque.


Mais depuis que tu es née, tu es notre rayon de soleil. Papa et maman ont voulu te protéger en ne te disant rien. Et je peux les comprendre. Ta joie de vivre, ton sourire et te voir grandir est notre bonheur à tous les trois.


Tu auras surement beaucoup de questions à me poser ou à poser à papa et maman. Mais n’oublie pas que tout cela reste douloureux. Que nous n’oublions pas Elisa mais que nous devons avancer et que la vie t’appartient.


Je t’aime ma sœurette. Je t’aime très fort.


Ta grande sœur Lisa.


Featured Review
Tag Cloud
Pas encore de mots-clés.
bottom of page