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Te voir une dernière fois


Ce weekend papa et maman m’ont demandé si je pouvais garder Emma à Ry car ils sont de sortie sur Lyon avec des amis de longue date.

J’accepte volontiers car avant de partir définitivement je dois voir ma petite sœur une dernière fois. Il fait très beau en ce weekend de septembre et on se balade toutes les deux sur les quais de Seine à Rouen. On a pris la route ce matin et profité de l’absence de papa et maman pour s’adonner à nos petits plaisirs. En ce dimanche matin, on est donc allés au marché de Rouen. J’ai eu du mal à ma garer tant la popularité et la convivialité du marché attirent les habitants des quatre coins de l’agglo. Sur « le Clos » comme on dit, entre le centre-ville et l’hôpital universitaire, les normands viennent remplir les paniers en osier des bonnes victuailles du coin et viennent s’enquérir des nouvelles de la vie locale.

La place Saint Marc où se déroule le marché est le lieu où le dimanche matin l’odeur du bon poulet en train de rôtir côtoie le parfum des fromages locaux. Les bars tout autour accueillent sur leurs terrasses les habitués, les touristes anglais et les turfistes. Les marchés sont les derniers lieux de vie où les voix s’expriment, où les populations se rencontrent, où on discute avec le producteur qui habite à dix lieues à la ronde et qui explique comment il cueille encore à la main les pommes de son jardin.

Il n’est pas de bon dimanche au marché si on n’a pas goûté le pain de chez Osmont et senti sur notre palet les fraises récoltées sur la route des fruits près de Jumièges. Emma et moi adorons ce petit moment hors du temps qui a su garder les traditions millénaires, quand les marchands venaient vendre leurs bêtes. Il reste d’ailleurs aux quatre coins de la place des anneaux en fer où l’on accrochait les chevaux.

Nous ne sommes pas venues toutes les deux pour nourrir notre maisonnée mais pour participer à la douceur d’une époque souvent révolue : celle des hommes et des femmes qui se rencontrent, se parlent, se lient, se disputent parfois.

Partout en France, les marchés sont les lieux de rencontres citoyennes. Comment imaginer une campagne électorale pour quelque candidat que ce soit sans entrevoir de serrer des paluches dans les allées du marché local. Nombreux sont les touristes qui sur leurs lieux de vacances arpentent le marché estival pour s’adonner au plaisir de faire de nouvelles expériences gustatives.

Ces instants avec Emma sont très précieux pour moi et empreints de tristesse et de détresse car je sais que ce sont les derniers. On a donc erré dès hier, samedi, dans les rues de Rouen pour nous rendre dans nos endroits préférés, nos madeleines de Proust à nous. D’abord, nous sommes allés nous promener dans la plus vieille mercerie de Rouen, rue du gros-horloge, chez Homo-Roussel. Cela fait cent cinquante ans que les couturiers et couturières viennent s’émouvoir devant boutons, rubans, corsetterie et autres tissus. Pauline, Elisa et moi venions souvent quand j’étais petite et quand j’ai commencé à coudre. J’y ai acheté de nombreux colifichets pour décorer mes parures, mes robes et mes créations nouvelles. Cette mercerie est comme un temple hors du temps, avec ses boiseries et ses vieux étals. Quand on rentre, on sent l’odeur du tissu et nos yeux sont attirés par des camaïeux de couleur aussi vifs que chatoyants pour inciter les âmes couturières à créer encore et encore. On imagine aussi les femmes venant en calèche à la Belle Epoque pour marcher sur les pavés rouennais et venir choisir leurs tissus pour leurs ombrelles ou leurs sacs.

A aucun moment elle ne m’a parlé de la lettre et je n’ai pas osé lui en parler non plus. Je ne pourrais pas partir sans avoir échangé avec elle à ce propos. Mais je ne sais pas comment lui parler. J’ai peur de la heurter encore plus que je ne l’ai sûrement déjà fait.

Nous décidons de nous asseoir à la terrasse du bien nommé « Café du marché » et de partager une planche de charcuterie et de fromages pour notre déjeuner. Emma me raconte que la rentrée s’est bien passée et qu’elle a retrouvé ses copines de l’année dernière. Elle s’est inscrite au club d’équitation dans la section « Jumping ». Elle voudrait essayer cette année de faire ses premiers concours. Barbapapa, son cheval préféré, a toutes les chances de devenir un champion, lui a dit son entraineur. Emma me décrit son compagnon équin comme une beauté à la robe marron clair dont les reflets roux lui donnent toute sa fougue.

Ensuite nous sommes allées manger une crêpe à l’Aître Saint Maclou, connu pour ses dizaines de statues représentant les visages de ceux qui ont été enterrés ici. Ce lieu est le symbole de la ville de Rouen décimée aux trois-quarts par la Peste noire au quatorzième siècle. L’Aître est d’une beauté magnifique rehaussée par une atmosphère morbide avec les têtes des victimes emmurées dans la bâtisse et l’ensemble des objets servant à honorer les âmes des malades. J’explique à Emma que nous sommes dans un lieu classé monument historique et que seule la ville de Rouen peut nous permettre de manger une crêpe entourée de squelettes centenaires.

Nous finissons notre balade sur les quais de Seine où les reflets du soleil se confondent avec les vaguelettes. Sans la savoir on se retrouve sur l’opération « Le Quai des livres » où les bouquinistes anonymes et professionnels donnent à voir leur collection. On y trouve mille et un trésors. Emma cherche de son côté les livres de la collection « Grand galop » et je cherche pour ma part tout ce qui se rapporte à la couture, la mode etc. J’ai donné 20 euros à Emma et elle est libre d’acheter ce qu’elle veut. Moi je décide de ne rien acheter finalement car je ne pourrais pas les emporter là où je m’en irais dans quelques semaines…

Je sens que comme moi elle n’est pas pressée de rentrer à la maison et que l’on se retrouve dans une certaine intimité toutes les deux à Ry où nous serions sûrement obligées de parler de la lettre. Mais l’heure avance. Papa et maman devraient bientôt rentrer et je reprends mon train à 18h. Nous voilà donc toutes deux dans la voiture familiale avec un filet de musique dans les oreilles. Je ne peux plus tenir et lui demande :

« Emma ?

  • Oui.

  • Tu as lu ma lettre ?

  • Oui je l’ai lue.

  • Tu n’as rien à me dire ?

  • Si j’ai quelque chose à te dire.

  • Je t’écoute alors

  • Je voulais te dire merci.

  • Merci ?

  • Oui, merci.

  • Mais pourquoi merci, Emma ?

  • Parce que tu m’as fait comprendre beaucoup de choses. Enfin, je ne suis plus ignorante.

  • Tu ... tu ne m’en veux pas ?

  • Non pas du tout. Je comprends votre douleur à tous les trois. Je pense que cela a été très difficile de m’écrire tout cela car j’ai remué le passé.

  • Oui c’est vrai mais je veux te protéger.

  • Je l’ai bien compris.

  • Tu as des questions à me poser ?

  • Oui beaucoup. Bien évidemment mais je n’ose pas trop car je ne veux pas que tu sois malheureuse de me les raconter.

  • Je t’écoute Emma. Je suis là pour ça. Je suis là pour toi.

  • Tu t’en veux ?

  • De quoi ?

  • De ne pas avoir protégé ton amie.

  • Oui je m’en veux beaucoup. Mais j’étais une enfant.

  • Tu en veux à maman alors ?

  • …. Je ne peux pas dire cela comme ça Emma …

  • Tu mens et je le sais. Je sais très bien que vous vous êtes disputé toutes les deux pendant les vacances et que cela était à cause d’Elisa. Elle l’a dit quand elle s’est battue avec toi. Elle a dit que tout ça était de ta faute. Elle était très en colère contre toi. Et je suis sûre que tu lui en veux aussi car elle n’a pas protégé Elisa.

  • C’est difficile à répondre de façon aussi manichéenne. Maman a fait des erreurs, c’est sûr mais elle n’en fera plus, je te l’assure. J’y veillerais de près.

  • Je peux te poser une autre question ?

  • Oui je t’écoute

  • Elle est où sa mère à Elisa maintenant ? Son père je sais qu’il est mort, j’ai regardé sur internet mais sa mère elle est morte aussi ?

  • Oui elle est morte. Elle n’a pas résisté au chagrin de perdre sa fille et les années de prison ont été dures.

  • Elle a fait de la prison ?

  • Oui il y a eu un long procès et elle a été condamnée à 3 ans de prison ferme.

  • Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle avait fait, elle ?

  • C’est compliqué mais disons qu’elle devait tout faire pour sauver sa fille et qu’elle n’a pas tout fait.

  • Mmh … je comprends pas trop mais d’accord.

  • C’est compliqué le procès et ce qui s’est passé après. Quand tu seras un peu plus grande tu pourras comprendre.

  • En tout cas je suis vraiment heureuse que tu m’aies tout raconté parce que je ne comprenais pas pourquoi tout le monde autour de moi était malheureux.

  • C’est à mon tour de te dire merci Emma. Tu me prouves aujourd’hui combien tu es devenue grande et intelligente. Il faut savoir respecter la douleur de chacun et tu as compris cela. Souviens-toi que tu n’as pas à être malheureuse toi-même de ce qui est arrivé à Elisa. Certains disent que le temps fait oublier … on ne l’oubliera jamais mais la douleur peut s’atténuer.

  • Oui tu as raison. Un jour peut-être maman et papa me raconteront et ce sera à moi de les réconforter.

  • Oui mon ange. Tu as raison. Un jour peut-être. En attendant on va pouvoir les accueillir à la maison et on va leur préparer à manger pour ce soir. Qu’en penses-tu ?

  • Oui très bonne idée. On va leur préparer une petite surprise. »

J’étais obligée de lui dire que Pauline était morte elle aussi. En plus c’est un mensonge aujourd’hui qui ne le sera plus dans quelques semaines. Je prendrais le plus grand soin à ce que ma lame soit la plus affutée possible pour sentir sous mes doigts son sang qui coule. Elle ne sera pas la dernière victime … je dois aussi juger selon mon bushido la reine du silence en la personne de ma mère …et de la mère d’Emma.


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