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Lettre à Félicité


30 juin 2007

Ma chère Félicité,

C’est la troisième lettre que je t’envoie et tu ne me réponds pas. Dix mois, voilà dix mois que je vis ou survis dans neuf mètres carrés avec toilettes et puanteur comprises. Dix mois que je cherche une solution pour mettre fin à mes jours mais que le courage me manque. Dieu m’a donné une épreuve et je dois la surmonter. Mais parfois Dieu est moins présent en moi et je suis perdue. Je vois l’aumônier de la prison, il vient dans ma cellule et nous discutons. Enfin, discuter… non … je pleure et il me rappelle combien Dieu est là pour m’aider dans cette épreuve. Je vais aux messes tous les dimanches. Il n y a pas grand monde qui se déplace à l’église improvisée entre ces murs de béton.

Seul le Père Gonfry de l’église de Ry m’écrit. Et ma sœur aussi …. C’est comme si tout le monde m’avait oublié. Personne du Rotary, de la mairie, de l’école, des associations. Personne. Personne ne m’écrit. Et je ne suis plus personne. Je suis devenue une paria aux yeux du monde.

Mais toi…. Toi …. Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Pourquoi ? J’ai tant besoin de toi. Tu as été ma seule amie pendant ces années. La seule à qui j’ai parlé. La seule à qui je me suis confiée. Pourquoi ce silence ? Je ne comprends pas.

Tu dois m’en vouloir. Et comment serait-ce possible autrement ? Toi aussi tu as perdu ton Elisa.

Pourtant j’ai suivi chacun de tes conseils. Comme tu m’as souvent dit… il ne faut rien dire… il faut se taire au risque que je perde tout…. Mais finalement j’ai tout perdu ….

Nous savions toutes les deux qu’Elisa était malheureuse mais je n’aurais jamais pensé qu’elle l’était autant. Tu te souviens …. Deux semaines avant qu’elle mette fin à ses jours, quand on discutait toutes les deux, tu m’avais dit que ça lui passerait, que c’était l’adolescence.

Je n’ai parlé à personne de notre secret. Je n’ai pas dit que tu savais tout même si parfois, depuis, dans ma colère j’y ai pensé. Je crois que de te voir au procès m’a fait un choc terrible. J’ai compris combien nous étions liées toutes les deux. Quand nos regards se sont croisés, j’ai senti tout mon corps qui défaillait. Je crois que si je n’étais retenu par les menottes, j’aurais pu courir vers toi et te hurler au visage ma colère et ma peine.

Oui j’étais sa mère… mais tu étais ma confidente. Combien de fois ai-je voulu porter plainte et tu m’en as empêché ? Combien de fois je t’ai dit que je n’en pouvais plus de cette situation, que je me doutais qu’il faisait du mal à Elisa, mais que tu m’as dit que je me trompais ? Combien de fois m’as-tu répété que c’est moi qui étais folle de penser cela de mon mari ?

Se protéger, se taire, ne pas perdre la face, s’entraider, s’écouter, oublier et s’oublier…. Voilà ce que nous avons fait pendant des années ?

Tu m’as fait jurer de ne rien dire, de garder tout cela pour moi. C’est ce que j’ai fait et Elisa en est morte. Je t’ai écoutée. Je te faisais une confiance aveugle. Avec toi seule je pouvais partager mes soupçons, mes idées noires, mes suppositions. Tu mettais tout ça à chaque fois sur le compte du fait qu’Hubert et moi ne nous aimions plus, qu’il n’était pas souvent là et donc que j’imaginais des choses. Mais non, j’avais raison sur toute la ligne.

Tu m’avais promis de veiller sur Elisa quand je n’étais pas là. Voilà pourquoi je te l’ai confiée pendant des soirées entières, des semaines de vacances sans moi. Juste pour la protéger. Je suis sûre aujourd’hui que tu as vu, que tu as su qu’il se passait quelque chose de grave. Même si tu ne me le disais pas ainsi, tu m’as souvent dit de ne pas m’inquiéter. Ne pas m’inquiéter parce que tu savais justement qu’il se passait quelque chose de terrible sous mon foyer.

Pourquoi ? Pourquoi Félicité ? Pourquoi m’as-tu menti ? Pourquoi n’as-tu pas protégé Elisa ? Pourquoi t’es-tu opposée tant de fois à ce que j’aille voir la police ? Pourquoi t’ai-je autant écoutée ? Pourquoi est-ce que je me tais encore ?

J’ai la réponse à cette dernière question. Je me tais car aujourd’hui j’ai tout perdu. Je pourrais hurler au monde, au juge surtout que tu savais tout, que tu as vu les bleus et les brûlures sur le corps de ma fille et que tu m’as interdit d’en parler. Tu m’as menacée de nombreuses fois en me disant que si je parlais de ce que tu appelais « mes hallucinations de femme trompée », je perdrais tout. Tu te souviens quand tu m’as fait regarder un reportage sur l’ordinateur où tu me disais que si je parlais, mon mari ferait comme ce que l’on voyait …me mettre de force dans un hôpital psychiatrique. Parce qu’il est mon mari et qu’il a tous les droits sur moi.

Je ne veux plus, je ne peux plus faire de mal. Je suis aujourd’hui une femme détruite. J’ai gâché ma vie et celle de mon seul amour Elisa. Je me suis voilé la face pendant des années. Je n’ai pas voulu voir. J’aurais dû interroger avec plus de force Elisa, pour qu’elle craque et qu’elle me dise tout. Elle n’a jamais voulu que je la voie dans la salle de bain et ne montrait plus son corps depuis longtemps. Peut-être t’a-t-elle parlé elle ? T’a-t-elle dit ce qu’elle subissait ?

Et puis je n’étais jamais là… j’ai été une mère absente et finalement violente. Je ne l’ai jamais frappée, touchée ni agressée. Et pourtant j’ai été d’une violence incroyable avec elle. Le dernier bain que je lui ai donné, elle devait avoir cinq ans. Je devais faire trois repas avec elle dans l’année : son anniversaire, l’anniversaire de son père et Noël.

Elle a dû se sentir si seule…. mais si seule… comment j’ai pu faire ça ? Je me suis enfermée dans de multiples activités, pour exister, pour être moi mais jamais pour être avec elle. Je voulais le fuir lui. Je le haïssais tant. Et il me haïssait tant.

Je l’ai voulu ce bébé, tu le sais. On en a souvent parlé toutes les deux. Je l’ai aimé ce monstre pour avoir envie d’un enfant avec lui. Mais j’ai tant souffert quand il a fallu la mettre au monde. Elle m’a tant fait souffrir. Mais je me disais que la Vierge Marie elle aussi avait souffert. Et que c’était le lot des femmes que nous étions. Les premières années ont été magnifiques. Au final, toutes ces années avant qu’on arrive à Ry. C’est l’odeur du pouvoir et de l’argent facile qui ont faits de mon mari un monstre. Quand on a emménagé ici tout est devenu différent. Je me suis sentie incapable avec Elisa. Je l’ai délaissée. Je me suis toujours dit qu’elle s’en sortirait sans moi, qu’elle n’avait pas tant besoin de moi.

Alors je te l’ai confiée. C’est vrai. Je peux le dire maintenant. Je te donnais toute ma confiance. Je me disais que chez toi elle était bien. Tu lui cuisinais de bons petits plats, tu prenais soin d’elle. Lisa et Elisa étaient si proches que je ne me faisais pas de souci. Alors moi de mon côté, je pouvais faire ma belle ailleurs. Vivre mon bonheur à travers les autres. Me sentir importante dans toutes les associations où j’étais. J’allais et venais entre la maison et mille lieux pensant que tout ce petit monde m’admirait, avait besoin de moi aussi. Pourtant il n y en avait qu’une qui avait besoin de moi et là je n’étais pas là.

Aujourd’hui en prison… personne ne m’écrit… personne ne vient me voir. Tous ceux qui me faisaient croire que j’étais indispensable ne sont plus là … je suis seule. Ma vie aujourd’hui consiste à compter les tours de clés dans les serrures de ces cellules maudites. Je suis anéantie par ce vide en moi, par cette solitude. Je subis la solitude qu’Elisa a dû subir par ma faute pendant des années.

Je n’arrêterai pas de t’écrire tant que tu ne m’auras pas répondu. Toi qui a été si prolixe pendant tout ce temps, à me donner des conseils sur ma conduite, à me menacer de tout perdre : mon mari, ma maison, ma fille. Non… ma fille, ma maison, mon mari. Cela serait plus juste dans ce sens. C’est vrai que je ne m’imaginais pas perdre mon train de vie, mon nom de femme qui me donnait une certaine position dans le monde des petits bourgeois du coin.

Cinquante et un mois…. Il me reste cinquante et un mois en prison.

Je ne te demande pas comment tu vas … cela ne m’intéresse pas … Ecris moi …. Ne mens plus… ne reste pas enfermée dans ce silence que tu m’as imposée… Dis-moi la vérité avant que je ne meure de chagrin ici.

J’espère au moins que tu prends soin d’elle … elle mérite que tu prennes soin d’elle … sinon Lisa pourrait t’en vouloir …. A tout jamais comme moi.

Pauline


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