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Boniments et tartuferie

  • Mélanie
  • 10 nov. 2015
  • 8 min de lecture

Les jours sont devenus longs et lourds … je suis à la fois excitée et soucieuse. Comment je vais m’habiller ? Est-ce que toutes mes fiches Bristol sont prêtes ? Est-ce que je dois d’abord saluer la femme membre de jury ou les autres ? Je suis perdue, je me perds.

En attendant, il va bien falloir affronter cette épreuve. Cela fait cinq ans que je me prépare. J’ai beaucoup appris dans cette école et je dois aujourd’hui montrer ce que je vaux. Là où j’irais je ne suis pas sûre que je puisse faire quoi que ce soit de mon diplôme. Là où j’irais je ne serais plus rien… plus rien pour personne.

Mais je veux rendre heureux mes amis, ma famille, mes profs. Juste une dernière fois les rendre heureux. Je ne reverrais sans doute pas leurs sourires pour la remise de diplômes car je serai loin et c’est pourquoi cette soutenance est essentielle à mes yeux.

Sur la table sont posées mes fiches toutes rangées par référence chronologique dans mon mémoire. Je vois d’ici les couleurs qui sont associées à chaque chapitre, avec les citations en bleu et les noms des auteurs en violet. J’ai gardé de mes années de bonne élève à l’école de Ry puis au collège et au lycée, des habitudes très scolaires. Certains me disent méthodique voire méticuleuse. Il est vrai que s’il y a une rature sur une fiche, je la déchire et la mets à la poubelle. Ma mémoire visuelle a le talent de se souvenir du placement et des couleurs des éléments sur la fiche ce qui me permet d’apprendre tout aussi facilement. J’ai passé une semaine environ à établir mes fiches, à les peaufiner me demandant comment elles vont pouvoir me servir au mieux le jour J. il faut bien avouer que je les ai tant recopié que maintenant je les connais par cœur.

Il est donc temps de passer à l’étape méthodique suivante qui consiste à évaluer ma présentation orale. Debbie, ma chère copine de l’école, m’a demandée si je souhaitais de l’aide. Mais je me suis toujours « entrainée » toute seule à ce genre d’épreuves. Déjà en sixième quand on me demandait de faire des exposés, je faisais les cent pas dans ma chambre d’ado pour réciter mon texte, telle une actrice qui entre en scène.

Quelques années plus tard, ce n’est plus dans ma chambre mais dans mon appartement dans le treizième arrondissement de Paris avec vue sur les toits, que je marche de long en large, chronomètre à la main, pour évaluer ma prestance orale. J’utilise l’application de mon téléphone dernier cri pour faire égrener les secondes et les minutes. J’ai le droit à vingt minutes de présentation. Vingt minutes de présentation pour 348 pages tapuscrites. Autant dire qu’il faut s’organiser ! Bien sûr, personne n’a jamais été recalé à l’issue de sa soutenance mais par contre tout se joue en une heure de temps sur notre classement. C’est la qualité de notre soutenance qui va faire que l’on sera parmi les meilleurs et que l’on pourra ainsi choisir la plus prestigieuse des maisons de Haute couture ou le créateur le plus en vogue du moment.

A la différence de mes années d’ado dans ma petite chambre, aujourd’hui je ne suis pas seule. Les deux billes jaunes de Yasuke m’observent depuis longtemps et je vois par son air qu’il se demande bien ce que je peux faire en train de marcher sans cesse avec mes fiches entre les mains. Sa présence me rassure, il m’enveloppe de douceur par son regard. Et quand je craque un peu de tout ce boulot, je m’allonge sur la couette et prends Yasuke sur moi pour le câliner un peu. Il n’en faudrait pas plus pour que je m’endorme avec lui dans les bras mais la raison me rappelle à mon devoir.

J’ai acheté un tailleur pantalon chez H&M pour avoir ni l’air trop guindée ni l’air trop décontractée. Les consignes sont claires de la part de mon directeur de jury : les membres ne sont pas mes amis mais pas non plus mes ennemis. Par contre, je dois leur prouver par mon aisance, par la maitrise de mon corps et de mes paroles que je domine mon sujet, que j’en suis l’experte et que je mérite donc d’être diplômée parmi les meilleurs pour cela. Malgré mon goût pour les situations extrêmes lors de mes aventures nocturnes, j’ai une tendance naturelle à rougir, j’en ai donc déduit qu’une chemise blanche couvrant mon cou devrait m’éviter de dévoiler cette faiblesse psychologique que je n’assume décidément pas.

Mon dernier score personnel est de dix-huit minutes, sans trop bafouiller ou m’émouvoir. Idéalement il faudrait que je fasse la même chose dans deux jours à 14h. Je vais tout faire en tout cas pour que cela se passe comme cela. Dans les pires moments, ceux où je déprime, ceux où je me demande pourquoi je continue de faire semblant, je pense à cette soutenance comme à la répétition de mes funérailles. Ce sera un moment solennel empreint de retenue, synonyme de la fin d’une étape de vie pour en commencer une autre. Enfin pour beaucoup, ce sera pour commencer une autre vie. Pour moi, ce sera la fin d’une vie, de ma vie.

Jeudi 15 octobre 2015. Le grand jour est arrivé. Je suis seule dans les toilettes de l’Institut, près du grand amphi et je m’évertue à remonter la braguette de mon pantalon qui ne veut décidément pas tenir. Tout m’angoisse : mon pantalon va-t-il tenir, mes chaussures ne sont-elles pas trop hautes, mes cheveux doivent-ils être attachés ou pas, ma chemise n’est-elle pas trop fermée ? Dans la salle, j’ai vérifié des dizaines de fois que le vidéoprojecteur marche correctement et que mon ordinateur soit prêt.

Allez, il faut y ‘aller… il est bientôt 14h. Je m’installe au bureau qui m’est dévolu face aux quatre membres de jury déjà attentifs. Derrière moi, je ne les vois pas mais je sens leur présence rassurante, sont assis papa, maman, Emma, Debbie, Pierre, Apolline, Claire, Etienne. Il y a environ une trentaine de personnes, sûrement des étudiants de première ou de deuxième année. Et puis il y a des professeurs aussi. Même Maddie est venue. La dernière fois que nous nous sommes vues, c’était à Lyon, dans une boite de nuit glauque et bruyante. Je trouve sa présence aujourd’hui incroyable. Dans trois heures, elle sera surement dans le Bois de Boulogne avec jupe et hauts talons. Là, elle porte un jean avec une veste à capuche et des baskets Converses bleues. La présence de Maddie me rappelle combien ma vie oscille entre des mondes si différents, qui, à l’occasion de ma soutenance, se rencontrent.

Ma directrice de soutenance, Mme Simonetti, introduit la soutenance.

« Melle Beaver. Nous sommes heureux de vous accueillir cette après-midi pour la soutenance de votre mémoire de fin d’études à l’Institut Français de la Mode. Votre travail porte sur l’histoire de la Mode et le titre exact de votre mémoire est : « Dentelles et émancipations féminines du 16ème siècle à nos jours »

En ma qualité de directrice de votre mémoire, je vous donne l’autorisation de commencer votre présentation. Je vous rappelle que vous avez vingt minutes de présentation et que vous pouvez utiliser à votre convenance les équipements présents dans cette salle. Nous nous réservons le droit d’interrompre votre logorrhée dès lors que celle-ci dépassera le temps qui vous est imparti. Les vingt minutes suivantes sont réservées aux interventions des quatre membres de jury ici présents qui ont lu, corrigé et annoté précieusement votre production écrite. Avez-vous quelque chose à ajouter Melle Beaver ?

  • Non, Mme la Présidente.

  • Parfait ! Alors nous vous écoutons. »

Près d’une heure plus tard, après ma soutenance et leurs questions, le jury m’indique qu’ils vont sortir pour délibérer et me donner les résultats. Ces quelques minutes me permettent de discuter avec les personnes présentes. Papa et maman ont mis leurs habits du Dimanche. Maman a même été chez le coiffeur refaire sa permanente. Papa, comme à son habitude, est taiseux mais je sens dans les gestes qu’ils me procurent et ses sourires gênés qu’il est fier de moi, qu’il se ne sent pas à sa place mais qu’il est heureux. Emma a l’air tout excitée. Vêtue de sa petite robe chasuble rouge, on dirait une petite fille modèle comme dans les histoires de la Comtesse de Ségur.

Maddie n’ose pas s’approcher alors je vais la voir et je la remercie en l’embrassant d’être venue ici jusqu’à moi. Ses yeux embués, elle me dit combien elle est impressionnée par ma vie aux multiples facettes. Elle me glisse dans l’oreille : « tu as une famille formidable. Il faut que tu arrêtes de sortir la nuit. Tu ne mérites pas cela. Tu es une grande. Je t’admire beaucoup. Tu vas devenir quelqu’un de très connue j’en suis sûre. Je t’aime tant ». Je la serre dans mes bras. Comme à son habitude, sans qu’elle s’en rende compte, Maddie me trouble énormément et me fend le cœur.

Quelques vingt minutes plus tard, le jury revient et se rassoit.

« Melle Beaver. Après délibération et à l’unanimité du jury, nous vous donnons la note de dix-huit à votre mémoire dont nous avons apprécié à la fois l’écriture, la recherche des éléments historiques ainsi que l’approche philosophique et genrée de la lingerie. Par ailleurs, la qualité de votre soutenance orale, votre aisance et les réponses étayées que vous nous avez fournies nous ont conduits à vous donner les félicitations du jury.

  • Merci beaucoup, dis-je en bafouillant quelque peu et en sentant sous mon chemisier ma peau rougir. Merci beaucoup. Je suis vraiment très honorée. Je vous remercie énormément.

  • Vous avez beaucoup d’avenir Melle Beaver. Au-delà de ce travail de fin d’année, vous avez démontré au cours de vos études à l’IFM, vos qualités relationnelles qui vous permettront de vous faire rapidement un réseau et de rentrer dans les meilleures maisons. Vous aurez tout le soutien de l’Institut dans vos choix qu’ils soient ici en France ou avec nos partenaires étrangers ».

Les applaudissements de l’audience interrompent cette salve de compliments qui me touchent beaucoup et qui marquent pour moi la fin de toute une vie. Je partirais avec au creux de ma tête ces louanges qui concluent cinq années de ma vie. Cinq années où il s’est passé tant de choses, tant d’événements, où le sang a coulé, où je suis devenue une autre.

Le petit buffet avec les amuses bouches et autres petits fours du traiteur font la merveille de mes invités qui à tour de rôle viennent me remercier, me féliciter, me demander ce que je vais faire dans les semaines à venir. Ma vie romancée et romanesque me force à mentir à chaque personne présente dans cette pièce. Je me suis inventée un avenir, des choix professionnels bien définis qui semblent contenter mes profs, mes amis, ma famille.

Vers 18h je raccompagne papa, maman et Emma au train à Saint Lazare. Je donne à maman presque toutes les fleurs que j’ai reçues en cadeau. Je ne garde que le bouquet de roses rouges reçues par le transporteur de la part d’Axel et l’orchidée offerte par Maddie.

Avant de partir, je demande à maman sur le quai de la gare si elle veut bien que l’on passe une journée ensemble à la mer la semaine prochaine à Etretat, juste toutes les deux pour profiter des derniers beaux jours d’automne.

« Bien sur ma fille. Cela me ferait très plaisir de passer du temps toutes les deux. Nous avons besoin de nous retrouver ».

Oui, elle a raison. Nous avons besoin de nous retrouver. Une dernière fois, rien qu’une dernière fois. Mieux la retrouver pour mieux la sacrifier.


 
 
 
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